Pas moins de trois grands noms de la littérature contemporaine y sont allés de leurs compliments : Colum McCann, William Boyd et Margaret Atwood. Le premier assure que «les mots de l’auteure créent un nouveau monde à notre attention», le deuxième évoque «un roman magique et merveilleux qui lève le voile sur notre histoire récente» et la dernière parle d’«un roman proprement bouleversant sur les sombres secrets de la guerre civile et les méfaits de l’extrémisme». Des éloges destinés au douzième et enthousiasmant roman d’Elif Shafak, L’Île aux arbres disparus. À 50 ans, la romancière turque vit à Londres, puisque le régime de Recep Tayyip Erdoğan la tient, depuis de nombreuses années, sous haute surveillance pour deux raisons : elle est une opposante et a fait son coming out en révélant publiquement sa bisexualité…
L’Île aux arbres disparus, c’est Chypre, cette île-pays partagée en deux, dans une guerre civile dans les années 1970, entre Grecs et Turcs. C’est aussi un cri qui ouvre le texte d’Elif Shafak, et un rêve qui l’achève. Ce sont également des mots de Pablo Neruda : «Qui ne connaît pas la forêt chilienne ne connaît pas cette planète. C’est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde», et de William Shakespeare : «Cela appelle le sang, dit-on. Le sang appelle le sang. On a vu des pierres bouger et des arbres parler.» Ce sont, enfin, quatre personnages : Kostas, Grec et chrétien, Defne, Turque et musulmane, Ada, leur fille, et un arbre, un figuier. À 16 ans, dans un lycée de Londres, durant un cours d’histoire, Ada pousse un cri. Plus tard, il y aura une renaissance. Entre les deux, l’histoire de Kostas et Defne, celle d’un amour impossible dans cette Chypre des années 1970. Le temps de l’insouciance, des amours clandestines et des retrouvailles, le soir venu, à la taverne joliment appelé Le Figuier Heureux. Sauf que la guerre… Alors vient le temps de la séparation, de la liberté retrouvée, à Londres, avec la voix de leur fille, Ada.
Un récit inondé d’humanité, qui mêle allègrement poésie et insolite
Grande magicienne de l’écriture, Elif Shafak nous avait enchantés dans le passé avec La Bâtarde d’Istanbul (2007), L’Architecte du sultan (2015) ou encore 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange (2018). Une fois encore, elle inonde d’humanité et de générosité les pages du roman. Il y a aussi des failles et des doutes, des élans et des contraintes, de la haine et de la violence. Et au plus profond d’Ada, du haut de ses 16 ans, subsistent les déchirures et les entailles de ses parents… Il y a aussi, dans ce récit qui mêle allègrement poésie et insolite, le figuier. Un arbre témoin de l’histoire, scrutateur des conflits qu’alimentent les hommes au moindre prétexte. Commentaire de la romancière : «J’ai rencontré à Chicago et dans le Michigan des Italiens d’origine qui enterraient leur figuier dans le jardin quand il faisait trop froid, jusqu’au printemps. De tout le pourtour méditerranéen, des familles sont parties emmenant avec elles, dans le monde entier, leur environnement naturel et leur culture. Cette métaphore d’enterrer et de déterrer les secrets est très importante dans ce roman.»
«Nous sommes tous des êtres pluriels», confiait encore récemment Elif Shafak. Pour elle, «le rôle de l’écrivain est de donner une voix aux silences», et «la littérature possède une résistance intérieure». Et, beauté ultime, on relèvera la dédicace que la romancière a placée en ouverture du roman : «Aux émigrants et aux exilés de tous les pays, les déracinés, les réenracinés, les sans-racines. Et aux arbres que nous avons laissés derrière nous, enracinés dans nos mémoires…»
Elif Shafak, L’Île aux arbres disparus. Flammarion.
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan