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[Littérature] «Le Muguet rouge» de Christian Bobin, feu d’artifice de l’élégance


Une fois encore, Bobin nous aura rappelé qu’il «cherche» et que parfois, dans les ruines magnifiques de l’humanité, on peut trouver une mine. (Photo : francesca mantovani)

Grave et habité, Le Muguet rouge est encore une fois un grand Christian Bobin qui donne rapidement envie de noter les mots de son auteur.

Un homme qui, un jour, écrit La Plus que vive, Les Ruines du ciel, Noireclaire ou encore Le Très-Bas… Un homme qui a raconté Un bruit de balançoire, cet homme-là ne peut être que hautement fréquentable. Il existe, s’appelle Christian Bobin, a 71 ans et vit («caché pour être heureux», disent certains) du côté du Creusot, ville ouvrière du sud de la Bourgogne. Régulièrement, il nous envoie, en signe d’élégance, un livre nouveau. En cet été 2022 finissant, il est là, ponctuel au rendez-vous qu’on ne s’est pas fixé, avec un roman Le Muguet rouge. Court (environ 80 pages). Grave et habité. Du grand Bobin, encore et toujours.

Intelligence et pertinence

Mesquin, se croyant spirituel, un auteur mineur a assuré que «Bobin est, de loin, l’écrivain le plus célèbre du Creusot». Lui glissera-t-on Le Muguet rouge pour qu’il apprenne à lire, encore dût-il en être digne, parce que la lecture d’un texte de Christian Bobin, ça se mérite… D’autant plus lorsque, comme ce Muguet rouge, il est ouvert par les mots de l’écrivaine russe Nadejda Madlestam : «Mandelstam racontait qu’ayant entendu pour la première fois le mot « progrès » à l’âge de cinq ans, il avait fondu en larmes, pressentant quelque chose de fâcheux.»

Alors, on se glisse dans les pages. Vite, immédiatement, on a envie de noter les mots de l’auteur. C’est le feu d’artifice de l’élégance, de l’intelligence, de la pertinence. Exemples : «Je suis un taureau avec dans son mufle l’anneau du poème»; «Un ami, c’est quelqu’un à qui on fait le cadeau de l’étonner»…

Bobin rappelle qu’il « cherche » et que parfois, dans les ruines magnifiques de l’humanité, on peut trouver une mine

On s’arrête : «Il suffit pour éclairer la vie entière de la braise d’une cigarette dans la nuit des rues où deux amoureux se raccompagnent l’un l’autre jusqu’au petit matin, triomphe du muguet rouge.» Ah, ce muguet rouge… pas besoin d’attendre un 1er mai pour en trouver, chez Christian Bobin, il en est à toutes les pages! Ouverture en majesté : «Mon père mort me montre deux brins de muguet rouge. Il me dit qu’un jeune là-bas, dans une montagne du Jura, a inventé ce muguet et envisage de le répandre sur le monde. Il m’invite à aller le voir. L’homme tient une auberge au bord d’un lac. J’y mange une omelette, bois un vin de paille. Quand je lui parle des fleurs, mon hôte me conduit au-dessus d’un pré en pente : des dizaines de muguets rouges fraîchement poussés s’apprêtent à incendier la plaine. Je reviens vers mon père, lui demande qui est cet homme. Il me répond que c’est une partie de sa famille dont il ne m’avait encore jamais parlé. Va les voir, me dit-il. Apprends à les reconnaître.»

Et dire qu’il en est encore, petits valets obséquieux de la chose écrite, pour affirmer que Bobin est un écrivain mineur… C’est vrai, avec cet auteur creusotin, on est si loin des «romans» fragmentés et pitoyablement nombrilistes!

«Écrire est un art aussi fragile que vivre.»

Dans les plaines et prés «bobiniens», bonheur exquis, on croisera Kafka et Dora Diamant (qui fut une de ses compagnes), Blaise Pascal, Gérard de Nerval, Novalis, la violoncelliste Jacqueline du Pré, les violonistes Stéphane Grapelli et David Oïstrakh, la poétesse Anna Akhmatova, le génie des mathématiques Alexandre Krothendieck, «en rupture de tout milieu»… On ira jusqu’au camp d’Auschwitz dans ses pas à lui, l’ami du peintre Soulages, le complice de saint François d’Assise, le disciple de Jünger, Gracq ou Jaccottet.

Une fois encore, Bobin nous aura rappelé qu’il «cherche» et que parfois, dans les ruines magnifiques de l’humanité, on peut trouver une mine. Peut-être, petit sourire malicieux, une fois encore évoquant sa raison d’écrire, il nous glissera : «Écrire est un art aussi fragile que vivre.» Il ajoutera qu’il a «toujours aimé écrire comme on prend la route. Je rêve toujours d’accéder à une écriture qui, tout en étant heureuse, n’oublie rien du malheur des hommes, ne soit pas uniquement ni premièrement distrayante, mais d’abord éclairante.» Et Christian Bobin, dans les secondes suivantes, de nous tendre un brin de muguet rouge…

Christian Bobin, Le Muguet rouge. Éditeur Gallimard