Cette semaine, on a lu Lætitia Colombani, Le Cerf-volant (Grasset).
Avant de prendre la direction de l’Inde, il y a notamment les mots d’Albert Camus : «Ne marche pas devant moi, je ne te suivrai peut-être pas. Ne marche pas derrière moi, je ne te guiderai peut-être pas. Marche à côté de moi et sois simplement mon amie.» La page suivante, on se retrouve dans le village de Mahäbalipuram, État du Tamil Nadu, Inde. On est en compagnie de Léna, elle «s’éveille avec un sentiment étrange, un papillon dans le ventre. Le soleil vient de se lever sur Mahäbalipuram. Il fait déjà chaud dans la cahute adossée à l’école. Selon les prévisions, la température devrait avoisiner les 40 degrés au plus fort de la journée.» Ainsi commence Le Cerf-volant, troisième roman de la scénariste-réalisatrice Lætitia Colombani, après les best-sellers La Tresse et Les Victorieuses, et qui, à peine arrivé en librairies, figure à la première place des ventes.
Récemment, la romancière évoquait la genèse du Cerf-volant, ode joyeuse à la féminité : «Quelques années après la sortie de La Tresse, un instituteur français à la retraite m’a écrit que ce roman l’avait bouleversé. Il avait ouvert en Inde une école privée pour les enfants des « intouchables », qui ne sont pas scolarisés. (…) Aujourd’hui encore, ils sont discriminés et maltraités, dans les grandes villes et plus encore les villages. Avec double peine pour les petites filles. En février 2020, j’ai visité son école (…) et à mon retour, j’ai commencé à écrire Le Cerf-volant.»
Avec habileté, Lætitia Colombani a construit un roman aux multiples ingrédients, de l’épicé et du sucré, de l’amer et de la douceur. Au cœur du livre, Léna. Un drame a fait basculer son quotidien, elle décide de tout quitter. Pour (tenter de) se reconstruire, de se retrouver, direction l’Inde, aux bords du Golfe du Bengale. Bousculées par le passé, ses nuits sont éprouvantes; alors, le matin, Léna va nager dans l’océan. Et chaque matin, sur la plage, elle aperçoit une petite fille qui joue, seule, avec un cerf-volant. Une petite fille d’à peine 10 ans, orpheline d’une mère videuse de latrines et d’un père chasseur de rats…
Il est des combats qu’on ne gagne pas avec les poings et les pieds
Et puis, un jour, Léna est prise par le courant, elle va se noyer… La petite fille alerte. La Red Brigade, un groupe d’autodéfense féminine, sauve Léna, découvre que la fillette travaille dans le restaurant d’un cousin, telle une esclave. Elle n’a jamais fréquenté l’école, est enfermée dans le mutisme. Alors Léna se met en tête de percer son mystère, se met en quête de son histoire avec l’aide de Preeti, la cheffe de la Red Brigade au fort caractère. Hier enseignante, elle va tout faire pour apprendre à lire et écrire à la petite fille. On lit : «Contre le manque d’instruction des filles, elle ne sait pas comment lutter. Il est des combats qu’on ne gagne pas avec les poings et les pieds.» Dans une société dont elle ignore tout, va-t-elle parvenir à faire sortir la fillette de ce destin de sous-être humain qui lui est promis? Héroïne un brin utopiste, Léna rêve que l’on peut changer la vie d’une personne par l’éducation; au fil des jours, elle passera de l’espoir à la colère, persuadée qu’une société n’est pas à jamais fermée, bloquée, «elle n’a nulle autre certitude que celle-ci : il faut croire que tout est possible, et continuer à avancer».
Roman de lumière, Le Cerf-volant pointe cette Inde, plus important marché au monde pour la main-d’œuvre enfantine, où les filles sont les premières victimes, où le viol est devenu un sport national, où le droit des femmes et des enfants est régulièrement bafoué… Lætitia Colombani affirme être «une féministe pacifique», elle a écrit le roman indispensable d’une rencontre, d’une réparation… et de la sororité.
Serge Bressan