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[Littérature] «Le bon Denis» : Marie NDiaye à la recherche d’un père-perdu


Dans Le bon Denis, à chaque page, vibrent Marie NDiaye et cette écriture millimétrée. (Photo : francesca mantovani)

Pour beaucoup, elle est la plus grande écrivaine contemporaine française. À 57 ans, Marie NDiaye publie Le bon Denis qui, en quatre variations, part en quête d’un père, de son absence et de la mémoire familiale. Intime… et sublime.

Récemment, à la question «Qu’est-ce qui guide l’acte d’écrire?», elle répondit : «Au-delà du plaisir, il y a la vague volonté de mettre en forme ce qui n’en a pas, de donner un sens à ce qui semble absurde, de mettre en ordre le chaos. Je fais ça depuis l’enfance, je ne peux pas faire autrement». À 57 ans et avec une vingtaine de livres (romans, théâtre, jeunesse), Marie NDiaye est aujourd’hui l’un des personnages les plus importants de la chose écrite francophone – certain(e)s vont même jusqu’à affirmer qu’elle est la plus grande écrivaine contemporaine française.

Elle publie depuis 1985 (elle avait tout juste 17 ans!), vit à Paris avec son mari écrivain après avoir habité près de Bordeaux et à Berlin en un temps où Nicolas Sarkozy présidait la France… Comme personne, elle cultive la modestie et la discrétion. Ces temps-ci, elle revient sur le devant de la scène avec un nouveau texte, Le bon Denis, publié vingt ans après qu’Autoportrait en vert dans la même et impeccable collection «Traits et portraits». Commentaire de l’écrivaine : «Ce livre est un puzzle, et comme les puzzles, dans mon esprit, chaque partie devait être un fragment d’une même histoire».

Rapidement résumé, Le bon Denis pourrait être présenté comme une variation sur le thème «mon père, ce héros» ou «à la recherche du père». C’est cela, et bien plus encore. Dans la première des quatre variations qui constituent ce livre, la narratrice se rend à l’Ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) où réside sa mère : «Lorsque, après voir longtemps hésité, pris peur, renoncé, enfin je rassemblai mes forces pour demander à ma mère, dont la lucidité peu à peu s’en allait, si elle se rappelait certaine scène encore douloureuse à mon cœur d’adulte, elle me fixa d’un œil éberlué, offensé, empli d’indignation vertueuse puis, se reprenant, me répondit doucement, comme on parle à quelqu’un de très âgé après avoir compris qu’il n’a pas tenu intentionnellement d’aussi absurdes propos, que ce que j’évoquais non seulement ne s’était pas produit, mais ne pouvait en cas s’être produit».

Il est plus difficile de vivre avec la présence compliquée de quelqu’un qu’avec l’absence

Dans les faits, l’affaire est relativement simple. Une femme française et un homme sénégalais «grandi sans tendresse» ont une petite fille, Marie. Le père s’en va quand l’enfant a à peine un an, la mère assure que c’est elle qui est partie pour un autre, un certain Denis. Adulte, Marie cherche, veut comprendre, tente de saisir le sens caché de cette histoire. Confidence de l’auteure : «Il est plus difficile de vivre avec la présence compliquée de quelqu’un qu’avec l’absence. En plus, je n’avais pas d’image de lui, ou pratiquement pas. Je ne le voyais pas, je ne voyais pas sa silhouette, ni ses expressions. C’est un peu comme s’il avait été mort, en fait. J’étais comme une orpheline de père ».

Alors, elle retrouve donc sa mère, âgée et la mémoire défaillante, dans cet Ehpad, les deux évoquent cet homme qu’on appelle «le bon Denis» et qui se serait occupé, tel un père, de la petite Marie. Mais qui était-il? Deuxième variation : changement de décor, une jeune femme en Beauce et un jeune homme à Dakar – les parents de Marie NDiaye. On enchaîne, troisième variation pour la quête des raisons du départ du père : sa fille le voyait en héros, il a quitté la France se sentant rejeté par ses beaux-parents et le racisme. Quatrième et ultime variation : Marie a 18 ans, elle est à Los Angeles, elle y a rendez-vous dans un hôtel luxueux avec «un père inconnu» dont elle pense qu’il en est le directeur. Il n’en est rien…

Dans Le bon Denis, à chaque page, vibrent Marie NDiaye et cette écriture millimétrée. «On y reconnaît son visage, son sourire, sa timidité teintée d’insolence et de douceur. De liberté aussi», confie ainsi son éditeur. Mieux que personne, l’écrivaine sait proposer, pour un autoportrait, un texte kaléïdoscopique entre récit et fiction. Au fil du récit, les mots serpentent – allègrement comme ces serpentins qui, de toutes couleurs, se déroulent quand on les lance…  On croyait à une histoire de père-héros, Marie NDiaye nous offre celle de père-perdu.

Le bon Denis, de Marie NDiaye. Mercure de France.

Les indispensables

Quant au riche avenir (1985)

Née à Pithiviers (Loiret) en 1967, Marie NDiaye a commencé à écrire à 12 ans, et publie à 17 ans son premier roman, Quant au riche avenir. L’histoire? Le jeune Z ne trouve plaisir, ni ne voit d’intérêt à écrire, régulièrement, ce qu’il eût pu, avec une ambition moindre mais peut-être quelque insincérité, considérer comme un simple journal, que dans la mesure où la rédaction fatalement romancée de ce dernier, et à son insu parfois, lui conserve néanmoins la certitude que son amie et Tante aussi bien que ses contemporains, s’ils jetaient jamais un œil dessus (ce qu’il feint de croire impossible), y découvriraient une vérité encore plus grande que celle qu’il y discerne lui-même, croit-il – malgré l’inévitable subjectivité de son regard. En vertu de quoi il s’efforce de résister autant qu’il le peut à la tentation d’inventer. Avec ce premier roman, Marie NDiaye obtient une bourse d’étude pour passer une année à la Villa Médicis, à Rome.

Rosie Carpe (2001)

Le premier grand succès public de la romancière qui vit depuis peu à La Réole, près de Bordeaux, avec son mari, l’écrivain Jean-Yves Cendrey, et leurs enfants. La vie de Rosie Carpe commence à Brive-la-Gaillarde, entre son frère Lazare et ses deux parents Carpe qui sont encore, alors, dépourvus de toute espèce de fantaisie vénéneuse. Rosie conservera de Brive un souvenir confus et voilé de jaune, tandis que, pour son frère Lazare, le bonheur à Brive-la-Gaillarde gardera les couleurs d’un magnolia dont il est le seul à se rappeler la splendeur. Ensuite, à Antony, Rosie Carpe est adulte. Elle met au monde Titi, travaille, et doucement chavire. Quand Rosie Carpe débarque en Guadeloupe, elle a perdu depuis longtemps la maîtrise de ce qu’elle fait. Et tout ce qui lui arrive, enfant ou désastres, concerne tout aussi bien quelqu’un qui n’est peut-être pas elle. Rosie Carpe est récompensé dès le premier tour (9 voix sur 12) par le prix Fémina.

Trois femmes puissantes (2009)

Ne voulant pas vivre dans une France présidée par Nicolas Sarkozy, elle s’installe en 2007 avec son mari à Berlin. Elle y écrit Trois femmes puissantes, expliquant avoir le «chemin du baobab» tout en refusant l’image de «métisse». Un texte en trois récits avec trois femmes qui disent non. Elles s’appellent Norah, Fanta, Khady Demba. Chacune se bat pour préserver sa dignité contre les humiliations que la vie lui inflige avec une obstination méthodique et incompréhensible. L’art de Marie NDiaye apparaît ici dans toute sa singularité et son mystère. La force de son écriture tient à son apparente douceur, aux lentes circonvolutions qui entraînent le lecteur sous le glacis d’une prose impeccable et raffinée, dans les méandres d’une conscience livrée à la pure violence des sentiments. Tiré initialement à 15 000 exemplaires, avec «l’effet Goncourt» qu’elle remporte, le livre sera vendu à près de 500 000 exemplaires, après dix réimpressions.

Royan. La professeure de français (2020)

Romancière adulte et jeunesse, Marie NDiaye est aussi dramaturge : sa deuxième pièce, Papa doit manger (2003), figure au répertoire de la Comédie-Française. Avec Royan. La professeure de français, sa dixième pièce, elle propose un monologue avec Gabrielle, professeure de français à Royan (Charente-Maritime), qui s’adresse aux parents de Daniella. Dans son monologue vindicatif plane le sentiment d’une faute inexpiable dont la narratrice se sent à la fois accablée et innocente. Comme toujours chez Marie NDiaye, une violence métaphysique se dégage des êtres et des situations, venue de si loin qu’il est impossible d’en déterminer la cause. Elle s’élève contre une injustice originelle indissociable, semble-t-il, de la condition humaine. Sur scène, le rôle de la professeure était tenu par Nicole Garcia – ce fut un des grands succès de l’année théâtrale.