C’est le choc littéraire du moment : avec La Guerre par d’autres moyens, Karine Tuil présente son treizième roman pour une implacable autopsie des pouvoirs et un réquisitoire contre les violences faites aux femmes.
Voilà un an encore, il était à l’Elysée. Président de la République, donc homme de pouvoir (de tous les pouvoirs?). Les Français(e)s ne l’ont pas réélu – retour, donc, à la vie loin des tapis rouges. Dan Lehman est ainsi un ex-président de la République. Adolescent et jeune homme, il se rêvait écrivain : ces douze derniers mois, il a écrit une biographie romancée sur Karl Marx – on le verra ainsi, avec l’espoir secret de rester dans le «game», dans une émission télé et en promotion dans une librairie où il sera traité de «sale Juif!». Il a été marié pendant une trentaine d’années avec Marianne Bassani, écrivaine – ils ont eu trois enfants, ils ont divorcé. Il s’est remarié avec Hilda Müller, une actrice allemande de vingt ans sa cadette, ils ont une fille, Anna, trois ans, sourde et muette…
Il est bien plus intéressant de décrire la chute que le triomphe
Dan Lehman est le personnage central de La Guerre par d’autres moyens, le nouveau roman de Karine Tuil, implacable autopsie des pouvoirs (en politique, au cinéma, en amour…) et réquisitoire contre les violences faites aux femmes. Récemment, en présentant son nouveau livre dont le titre est inspiré d’une citation du philosophe français Michel Foucault reprenant les mots de l’écrivain et stratège allemand Carl von Clausewitz, Karine Tuil confiait : «J’ai une forme de tendresse pour les hommes et les femmes qui s’engagent en politique». Elle ajoutait alors : « Pour les chefs d’État, on parle peu de ce que ça fait d’avoir été au centre des choses et de ne plus l’être», avant de préciser : «Il est bien plus intéressant de décrire la chute que le triomphe».
Président juif («Ce n’est possible que dans mon livre», précise l’auteure) et de gauche, il a dû laisser le palais de l’Élysée à sa concurrente blonde et de droite – grande et très fine spécialiste de l’Histoire immédiate, Karine Tuil ne manque pas une occasion de quelques clins d’œil et références à la société du moment, comme elle l’avait fait auparavant sur le viol, l’avortement ou le terrorisme, voire sur l’usurpation d’identité. Une fois encore, pour La Guerre par d’autres moyens, Karine Tuil a rencontré, écouté, mené l’enquête en journaliste de terrain, esquissé des réponses et des constats en sociologue. Car, comme personne, elle sait décortiquer les innombrables nuances du pouvoir.
Ce pouvoir qui mine les relations humaines, qui broie quand il disparaît. Qui anéantit Dan Lehman, qui plonge inexorablement dans l’alcoolisme – ce qui fera exploser son couple avec Hilda, l’actrice principale du film du réalisateur Romain Nizan qui a adapté le roman à succès de… Marianne Bassani (pour mémoire, la première épouse de Lehman et la seule dans le roman qui se confie à la première personne, avec son initiale M. Ainsi : «Je ne sais pas si l’on peut imaginer le chagrin et le désarroi que provoque la vision d’un être aimé qui s’abîme sous nos yeux sans que l’on puisse rien faire pour l’en empêcher»).
Ce pouvoir qui anéantit aussi Romain Nizan, plongé dans une affaire de harcèlement après le dépôt de plaintes de nombreuses femmes, alors que son film, malgré l’odeur de soufre et de scandale, était favori pour la Palme d’or à Cannes… Ce pouvoir de l’homme dans le couple trop longtemps évidence avant que d’être anéanti par #MeToo. Dans Gorgias, le philosophe Platon affirmait : «La plupart des hommes au pouvoir deviennent méchants» et dans De l’Esprit des lois, Montesquieu complétait : «C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser»… Alors c’est «la guerre par d’autres moyens».
Amours, gloire, désastres et parfois, souvent, cette fin en solitude. Parfois, souvent, comme pour Dan Lehman, il y a une petite Anna – la seule pour qui il laissera au sol cette bouteille, vin, whisky, champagne… Y aura-t-il pour Lehman et les autres, un jour, à nouveau un tapis rouge? L’abus, conscient ou inconscient, de pouvoir aura-t-il définitivement roulé le tapis? Karine Tuil dit alors : «J’écris pour comprendre ce qui m’échappe».
La Guerre par d’autres moyens, de Karine Tuil. Gallimard.
Les indispensables de Karine Tuil
Douce France (2007)
Écrivaine française de 30 ans, la narratrice est arrêtée par erreur avec des immigrés clandestins lors d’un contrôle d’identité sauvage. Mi-fascinée, mi-voyeuse, elle décide de se faire passer pour une immigrée roumaine et devient malgré elle victime de la machinerie bureaucratique. Placée dans un centre de rétention administrative de la région parisienne, elle découvre ces immigrés séquestrés qui tournoient dans l’attente d’une décision du juge : libération ou renvoi au pays, la tour de Babel des langues et des codes, le racisme entre noirs et arabes, la course à l’identité, n’importe laquelle, pourvu qu’on vous laisse en paix. Là-bas, elle va connaître des sentiments contradictoires, entre amour et crainte, pour un clandestin séducteur et manipulateur. Mais ces exilés la ramènent à son propre statut : fille d’immigrés juifs, née en France, elle s’est toujours sentie en situation irrégulière. Commentaire de Karine Tuil : «J’ai écrit contre. Pour provoquer, pour susciter des réactions. C’est une forme de révolte».
L’Invention de nos vies (2013)
Soit un trio : deux hommes, Samuel le juif et Samir le musulman, et une femme, Nina. Jeunes, Samuel et Nina s’aimaient, mais quand le jeune homme enterre ses parents, elle craque pour l’autre garçon. Elle retournera avec Samuel, ils vivront une vie sans relief. Un jour, à la télévision, vingt ans plus tard, ils voient Samir – il vit en Amérique, est devenu avocat d’affaires, a épousé une femme de la haute bourgeoisie et, avec ses zones troubles, ses faiblesses et ses ambiguïtés, se fait appeler Sam et a «emprunté» l’identité de Samuel. «Avec le mensonge, on peut aller très loin, mais on ne peut jamais en revenir», dit un proverbe. Les retrouvailles vont être explosives… Une comédie humaine version XXIe siècle. Un roman d’une ampleur magistrale, à l’écriture moderne sans effet de plume ni tape-à-l’œil, et aux multiples thématiques. Bien sûr, la plus évidente, le mensonge et l’imposture, mais aussi l’amour, la vulgarité de la société contemporaine, la littérature et la fonction de l’écrivain dans cette société.
Les Choses humaines (2019)
«Tu sais ce qui arrive à ceux qui pensent qu’on peut survivre en respectant des lois morales? Tôt ou tard, ils finissent piétinés.» Les Farel forment un couple de pouvoir. Jean est un journaliste politique star qui séduit les jeunes filles et a une maîtresse écrivaine. Son épouse Claire est connue pour ses engagements féministes. Leur fils, Alexandre, étudie dans une prestigieuse université américaine. Mais alors que tout semble leur réussir, éclate le scandale : dans une nuit de janvier 2016, Alexandre a «un instant d’égarement» avec Mila qui, peu après, l’accuse de viol. Il est placé sous contrôle judiciaire, il y aura procès – le déni pour Alexandre, la vie brisée dans le silence pour Mila. Un roman en trois temps («Diffraction», «Le Territoire de la violence» et «Rapports humains») qui interroge la violence du monde contemporain tout en nous confrontant à nos peurs : qui est à l’abri de se retrouver un jour piégé dans un redoutable engrenage? Prix Interallié et prix Goncourt des lycéens.
La Décision (2022)
Alma Revel, 49 ans, mariée, mère de famille en instance de divorce, est juge antiterroriste. L’affaire du moment qu’elle suit : un jeune homme a été arrêté en France à son retour de Syrie où il est suspecté d’avoir voulu rejoindre l’État islamique. Elle l’interroge longuement, il assure qu’il est un bon Français, qu’il aime son pays, qu’il veut trouver un travail pour s’intégrer dans la société… Son avocat a demandé une mise en liberté. Que faire, se demande la juge? Le laisser en prison et risquer de l’anéantir alors que le jeune homme est peut-être innocent? Ou le libérer et risquer qu’il se fonde dans le paysage pour, un jour, surgir de l’ombre et passer à l’acte? Dans le même temps, le couple d’Alma et de son mari, écrivain en panne d’inspiration, bat de l’aile. Elle a le coup de foudre pour un avocat. Problème, il défend le jeune homme. Là aussi, que faire : poursuivre cette relation malgré le conflit d’intérêts? La cesser pour pouvoir continuer le métier? Quelle décision prendre? Finalement, le jeune homme sera remis en liberté et passera à l’acte…