Accueil | Culture | [Littérature] La Fileuse de verre : maestra de Venise

[Littérature] La Fileuse de verre : maestra de Venise


Tracy Chevalier

La Fileuse de verre

Quai Voltaire

Confié avec gourmandise, un aveu : «Un homme est venu me voir à la fin d’une rencontre en me disant que je devrais écrire sur les perles de verre de Murano, d’autant qu’elles étaient façonnées par des femmes à la table de leur cuisine, et il m’a donné des livres sur ce sujet».

Sept ans plus tard, Tracy Chevalier, 61 ans, née à Washington (États-Unis) et vivant en Grande-Bretagne, repense à cette rencontre. Elle est alors l’auteure à grands succès – parmi lesquels La Jeune Fille à la perle (2000), inspiré par le célèbre tableau de Vermeer. Elle dit aussi : «J’aime écrire sur ce que les gens fabriquent, qu’il s’agisse de peinture, de broderie ou de confection de courtepointe!».

Et puis, il y a aussi Venise, «un lieu si merveilleux que le moindre prétexte est bon pour y retourner». Ainsi, Tracy Chevalier est allée jusqu’à la Sérénissime, y a travaillé, enquêté sur les verriers de Murano et leur art, qui ne doit jamais atteindre la terraferma (surtout quand, comme au XVe siècle, une épidémie de peste a frappé Venise et sa région), leurs traditions, leurs secrets de fabrication. Résultat : La Fileuse de verre, un roman très réussi, tout autant historique que féministe.

Un roman au long cours qui file du XVe au XXIe siècle. Tout commence en 1486 à Venise. Sur l’île de Murano, les maîtres verriers y sont déjà installés, pratiquant leur art de la sculpture du verre. Parmi eux, le maestro Lorenzo Rosso – il meurt accidentellement dans son atelier, un éclat d’un lustre s’écrasant sur le sol se plante dans son cou.

Il a trois enfants : deux garçons, dont Marco, et Orsola, alors âgée de 9 ans. Le premier reprend l’affaire familiale tandis que la seconde se retrouve «femme d’intérieur». Par hasard, elle rencontre Maria Barovier, fille d’une grande famille de la verrerie muranaise d’où sont exclues les femmes; elle fait exception, toutefois, puisqu’elle travaille dans ce monde quasi exclusivement masculin.

La petite Orsola l’observe, mémorise les faits, enregistre les gestes. En cachette et sur les conseils de Maria, elle fabrique des perles – des escrementi di coniglio, des crottes de lapin, ironise son frère Marco, très limité dans son art.  Plus tard, jeune femme, elle sait et comprend que ses créations, ses perles doivent être parfaites : c’est la condition sine qua non pour être acceptée par la confrérie des maîtres verriers. Alors elle crée, encore et encore. Des perles de toutes formes et de toutes couleurs, jusqu’aux larmes de sang…

Sur fond de guerres, d’épidémies, d’amours et de deuils, on lit les mots de Tracy Chevalier : «Les gens qui créent des choses ont un rapport ambigu au temps. Les peintres, les écrivains, les sculpteurs sur bois, les tricoteurs, les tisserands et, bien sûr, les verriers : les créateurs sont souvent plongés dans cet état de concentration maximale que les psychologues appellent le flow, et, où les heures défilent sans qu’ils s’en aperçoivent». La Fileuse de verre n’est pas seulement un roman très documenté sur l’art de la verrerie à Murano, même si Tracy Chevalier semble incollable sur le sujet.

L’auteure évoque son appétence pour le roman historique : «Je suis présente dans chacun de mes textes, bien sûr, mais de façon plus subtile… J’aime établir des ponts entre le présent et le passé, montrer combien ce dernier nous affecte et nous modèle. Il pointe pourquoi nous sommes là où nous sommes»… Une fois encore, comme nombre de ses précédents romans, son personnage principal est une femme, Orsola Rosso, qu’elle va suivre, du XVe au XXIe siècle, tout au long de sa vie.

«J’adore les histoires de femmes qui font des choses exceptionnelles» ou «J’aime écrire sur celles du passé parce que ce sont des opprimées. Sans accès au pouvoir politique, social ou économique, elles doivent se battre pour trouver leur liberté d’agir», glisse Tracy Chevalier. Dès lors, lectrice, lecteur, on se glisse le long des canaux et des ruelles de Murano. D’une des portes des ateliers surgira-t-il Orsola Rosso, la maestra des fileuses de verre ?