Dix ans après la mort de l’écrivain portugais José Saramago, Nobel de littérature en 1998, les éditions du Seuil publient Hallebardes, trois chapitres d’un dernier roman inachevé, commencé quelques mois avant son décès et étoffé d’un texte de Roberto Saviano et de dessins de Günter Grass.
Une entrée du journal de José Saramago, datée du 26 décembre 2009, annonce : «Deux mois sans écrire. À ce rythme-là, il y aura peut-être un livre en 2020…» Un peu plus de six mois plus tard, le 18 juin 2010, l’auteur portugais, prix Nobel de littérature 1998, s’éteint à 87 ans sur l’île de Lanzarote, en Espagne. Il y a «peut-être un livre en 2020», un roman commencé mais jamais fini, Hallebardes, trois chapitres édités au Seuil.
Son héros, Artur Paz Semedo, est comptable dans une usine d’armement. Un métier ennuyeux dans une boîte qui recèle sans doute beaucoup de secrets. Intrigué par le sabotage d’une bombe pendant la guerre civile espagnole, dont il a appris l’existence en lisant Malraux, Artur Paz Semedo décide d’enquêter à l’intérieur de son entreprise, de sortir les cadavres du placard, enterrés dans le labyrinthe des archives et ses colonnes de papier.
L’auteur controversé de L’Aveuglement et du Dieu manchot allait raconter une nouvelle fable contemporaine, hautement engagée et politique, qui questionne l’utilité de la guerre, mais aussi le caractère inévitable de la violence et les moyens que l’on lui donne. Artur Paz Semedo est à la fois fasciné par les armes à feu, qu’il connaît toutes, et repoussé par elles. Dans le style unique du romancier, qui réinvente la ponctuation, extermine les lettres majuscules et perturbe la syntaxe, les prémices de l’histoire d’Arthur Paz Semedo, à la fois Candide et Pangloss, un Don Quichotte à l’ère du fric roi, se déroulent en laissant le soin au lecteur d’imaginer la suite. Jusqu’où sera-t-il libre d’aller ? Quand surviendra le danger ? Son travail de fouineur va-t-il lui coûter la vie ?
Dix ans et toujours d’actualité
Les quelques pages de Hallebardes (environ 70) ouvrent un champ des possibles suffisamment grand pour relier les points entre eux. Du Saramago pur jus, cela ne fait aucun doute, mais on entend des échos venus d’ailleurs, aussi, des thrillers politiques de Costa-Gavras, des écrits – fictionnels et non fictionnels – de Leonardo Sciascia. Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que cette édition du roman inachevé est complétée par un essai signé par l’actuelle éminente figure italienne du livre d’enquête, Roberto Saviano, qui livre une réflexion personnelle et alarmante sur les sujets qu’aurait abordés José Saramago dans Hallebardes, hallebardes, fusils, fusils, l’éditeur ayant préféré opter pour une version elle aussi inachevée du titre. L’auteur de Gomorra assène des idées coup-de-poing sur la violence et la guerre : «Le chaos te rappelle la place que tu occupes sur cette terre et te rend plus humain», ou encore «Toucher une arme est une expérience que tout le monde devrait faire» (à la suite de quoi il décrit superbement le frisson qui démarre de la pulpe du doigt effleurant la gâchette d’une mitraillette, comme le plaisir d’un flirt avec la mort).
À la différence de Saviano, il n’y aurait sans doute rien eu dans le roman de Saramago que le lecteur ne soit pas susceptible de savoir déjà. Sa démarche d’écrivain est celle de coucher les mots sur le papier pour penser, former une réflexion. C’est une chose de donner son avis au lecteur; c’en est une autre de le guider dans les méandres d’une pensée faussement désorganisée, pour l’interpeller sur les dangers du monde que l’on a tort de laisser couler. Saramago est de ceux-là, les guides de la pensée, ceux qui s’engagent, agissent, inspirent.
Dix ans après la disparition de l’auteur, le monde a bien changé mais les trois premiers chapitres de Hallebardes n’ont rien perdu de leur sens ni de leur importance. C’est avec la même pertinence que Günter Grass, l’écrivain allemand qui a succédé à Saramago comme lauréat du Nobel en 1999 (une profonde amitié existait entre les deux, qui s’inspiraient l’un l’autre), avait offert en 2014, un an avant sa propre disparition, une série de dessins qu’il avait réalisés autour des thèmes de la guerre et de la violence, en hommage à Saramago et pour compléter l’ébauche de Hallebardes. Très sombres, certains presque cauchemardesques, avec la présence animale comme menace constante (des loups, souvent), ils élargissent le champ de l’imaginaire du récit. Ce n’est pas un roman, mais c’est un livre fort, marquant.
Valentin Maniglia
L’écrivain et prix Nobel portugais José Saramago affirmait «écrire pour comprendre» un monde qu’il dépeignait comme «le siège de l’enfer» dans des romans à la limite du fantastique invitant à la lucidité et à la révolte.
Né en novembre 1922 dans le village d’Azinhaga, au centre du pays, ce fils de paysans sans terre émigrés à Lisbonne abandonne le lycée à 12 ans pour suivre une formation de serrurier, métier qu’il exercera deux ans. Bercé dès son plus jeune âge par les histoires de son grand-père maternel, il fréquente les bibliothèques et lit tout ce qui lui tombe sous la main. Dans ses Petites Mémoires (2006), il expliquait comment, à partir des photos exposées à l’entrée des cinémas de Lisbonne qu’il était trop pauvre pour s’offrir, il racontait à ses camarades des films qu’il n’avait pas vus.
Son premier roman, Terre de péché, passe inaperçu en 1947. Saramago se tait alors pendant 19 ans – «Je n’avais rien à dire», explique-t-i l – avant de publier un recueil de Poèmes possibles.
Entre-temps, il occupe plusieurs emplois dans l’administration ou des maisons d’édition et collabore à plusieurs journaux. Inscrit au Parti communiste, alors clandestin, en 1969, il prend part à la Révolution des œillets du 25 avril 1974 qui met fin à la dictature salazariste.
En novembre 1975, directeur adjoint du grand quotidien Diario de Noticias, il est licencié pour raisons politiques et décide de se consacrer totalement à la littérature. Il vit de traductions et publie deux ans plus tard son deuxième roman, Manuel de peinture et de calligraphie.
Ce n’est qu’en 1982 qu’il accède à la notoriété avec Le Dieu manchot, roman d’amour situé au XVIIIe siècle. Quatre ans plus tard, il imagine dans Le Radeau de pierre la péninsule ibérique détachée de l’Europe à la dérive entre Afrique et Amérique.
En 1992, Saramago fait scandale au Portugal avec L’Évangile selon Jésus-Christ, qui dépeint Jésus perdant sa virginité avec Marie-Madeleine. Furieux de l’accueil réservé à son livre, il quitte son pays pour s’installer dans l’archipel espagnol des Canaries avec sa deuxième femme, Pilar del Rio.
Depuis, Saramago, seul écrivain portugais à avoir reçu le Nobel en 1998, s’était réconcilié avec le Portugal et la mairie de Lisbonne lui avait cédé en 2008 un immeuble pour accueillir sa Fondation. La même année, après une grave pneumonie, il avait publié Voyage d’un éléphant, un conte épique décrivant le périple d’un éléphant asiatique à travers l’Europe du XVIe siècle, suivi en 2009 de Caïn.
Lors de la présentation de ce livre, le dernier publié de son vivant, qui raconte de manière ironique l’assassinat d’Abel par Caïn, Saramago avait de nouveau créé la polémique en qualifiant la bible de «manuel de mauvaises mœurs». Le journal du Vatican, L’Osservatore romano, avait par la suite taxé l’auteur d’«idéologue antireligieux» et de «populiste extrémiste» dans un article publié au lendemain de sa mort, le 18juin 2010.
À travers des situations paradoxales, dans un style aux longues phrases à peine marquées par la ponctuation, Saramago, qui se décrivait comme un «communiste libertaire», n’a cessé de prôner la lucidité, la liberté et la révolte. De 2008 à sa mort, l’écrivain alimentait régulièrement un blog dans lequel il exprimait ses colères contre un monde «où des millions de gens naissent pour souffrir sans que ça n’intéresse personne».
V. M.