Grand maître du Festival de Cannes de 1978 à 2014, Gilles Jacob est aussi homme de l’écrit. Son nouveau livre, À nos amours!, est une ode aux actrices et acteurs. Un texte joyeux et ludique, nourri par un œil perçant et le sens de la formule.
Il est des voyages qu’on ne saurait refuser. Ainsi, d’un voyage au cinéma avec, pour guide, un élégant monsieur qui porte beau ses 93 printemps. Né dans une famille juive de marchands de biens lorrains, Gilles Jacob, au fil du temps, a été journaliste et critique cinéma, romancier, président du prix Louis-Delluc (le «Goncourt du cinéma»)… Et aussi, et surtout, personnage essentiel du Festival de Cannes de 1978 à 2014, comme délégué général, puis président.
Alors que la 77e grand-messe du cinéma se tient actuellement sur et autour de la Croisette, Gilles Jacob se glisse en librairie avec À nos amours!, un épais livre (710 pages) signé avec ses complices Marie Colmant et Gérard Lefort, tous deux longtemps journalistes à Libération. En quelque trois cents entrées, d’Isabelle Adjani à Roschdy Zem, il dresse un «florilège des actrices et acteurs français», de la naissance du film parlant à nos jours.
En avant-propos, l’auteur précise : «Les monstres sacrés, les stars, les noms « au-dessus du titre » sur l’affiche, les seconds rôles, les troisièmes couteaux… autant d’espèces d’acteurs et d’actrices qui nous font rêver. Aux personnages qu’ils font vivre par procuration, ils offrent leur physique, leur comportement, leurs sentiments, leurs voix, leur mentalité, jusqu’à leurs petites manies (…) Il ne s’agit pas d’un dictionnaire, mais plutôt d’une ode à trois voix évoquant en toute subjectivité des artistes choisis et estimés.» Un florilège généreux mais forcément subjectif, donc, dans lequel on remarquera tout de même l’absence de quelques noms comme Louis Jouvet, Fabrice Luchini ou encore Jean Rochefort…
Récemment interrogé sur sa passion pour les comédiennes et comédiens, Gilles Jacob confiait qu’elle l’occupe depuis son adolescence : «Lorsque je suis revenu à Paris après la Deuxième Guerre mondiale, et que j’ai repris mes études, j’allais au théâtre pour voir des comédiens « en vrai ».» Le jeune Gilles Jacob était «amoureux fou» de Josette Day (1914-1978), «passionné» d’Odette Talazac (1883-1948), «une très grosse dame qui joue la logeuse et fume la pipe dans L’assassin habite au 21» (Henri-Georges Clouzot, 1942). Il poursuit : «L’idée de ce livre, ça a été de faire connaître les comédiens des années 1930 à nos jours, soit presque cent ans…»
«On prenait des risques»
Aujourd’hui multidécoré (grand officier de la Légion d’honneur, Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres, médaille d’or du Mérite européen…), Gilles Jacob a découvert le Festival de Cannes en 1957. En est devenu un des plus attentifs rapporteurs, tant pour Les Nouvelles littéraires que pour L’Express, avant de s’y retrouver en 1977 délégué général, puis élu président en 2001, jusqu’à ce qu’en 2014, le comité d’administration le remercie sans grands égards.
Une de ses belles fiertés est d’avoir découvert des réalisateurs comme Krzysztof Kieslowski ou Nanni Moretti, «dont j’ai commencé par montrer l’un des films dans les années 1970, en 16 mm (…) On prenait des risques…» En 2007, il publia un livre de souvenirs, délicatement titré La vie passera comme un rêve, et en 2015, ce sera un éblouissant livre d’échanges avec Michel Piccoli, J’ai vécu dans mes rêves.
L’objet de cet ouvrage est d’offrir à tous ces « héros » d’hier et d’aujourd’hui une pérennité aléatoire
Surnommé «Citizen Cannes» quand il était président du Festival de Cannes, Gilles Jacob a, selon un observateur de la chose cannoise, «le charme baroque d’un éternel Rastignac qui ferait irruption sur un plateau de Woody Allen». Doté d’un œil perçant et d’un sens aigu de la formule, il convient qu’il a grandement contribué, en vingt-six ans à la tête de la manifestation, à faire de Cannes «le plus grand festival du monde. Cannes réunit l’art et l’industrie, les auteurs et le grand public. Le monde entier vient à Cannes.»
Dans son Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes (2018), il mêlait allègrement passion, anecdotes, coups de gueule et de cœur. Six ans plus tard, avec ses deux complices, il emprunte à Maurice Pialat le titre d’un film sorti en 1983 pour son livre-florilège, À nos amours!. Pour une ode à la rage d’aimer encore et toujours les actrices et les acteurs, celles-là et ceux-là. «L’objet de cet ouvrage est d’offrir à tous ces « héros » d’hier et d’aujourd’hui une pérennité aléatoire», confie Gilles Jacob. C’est réussi!
À nos amours !, de Gilles Jacob, Marie Colmant et Gérard Lefort. Grasset.
Adjani, Ardant, Auteuil
et quelques autres…
Dans À nos amours!, écrit avec Marie Colmant et Gérard Lefort, Gilles Jacob recense près de 300 actrices et acteurs français qui ont marqué le cinéma. Morceaux choisis.
ISABELLE ADJANI «Née en effet d’un père algérien kabyle et d’une mère allemande, Emma Augusta Schweinberger, Isabelle Yasmine est donc une métisse, avec ce que cela comporte de mythologie : dans le panthéon grec, Métis est une figure olympienne aux mille visages qui se joue des entourloupes des dieux (…) Isabelle Adjani, dans les années 1980, fut l’idole « assoluta » de toutes les beurettes et beurs de France.»
FANNY ARDANT «Fanny Ardant, Fanny ardente. Ce n’est pas qu’un jeu de mots facile. Fanny est ardente aussi bien dans ses indéfectibles amitiés (…) que dans ses rares interviews, où elle a le chic de retourner le gant des questions idiotes et indiscrètes en essayant de les rendre intelligentes. On la sent cultivée mais sans ostentation…»
DANIEL AUTEUIL «Quand il parle de son métier, Daniel Auteuil se compare volontiers à un plombier : « On m’appelle quand il y a une fuite ». Il est vrai qu’il en a colmaté quelques-unes dans le cinéma français. Et de fort belle manière.»
BRIGITTE BARDOT « Qui est donc B. B. lorsqu’on diffracte notre vision par-delà l’actrice et la femme égarée? Une légende, un mythe, une icône érotique, bien sûr. Mais aussi une ritournelle entêtante, un murmure délicieux qui donne envie de se jeter à ses pieds. Dans un film de Michel Boisrond en 1959, elle demandait : « Voulez-vous danser avec moi? » Avec délice, Brigitte chérie. Jusqu’au bout de la nuit.»
ALAIN DELON «La beauté d’Alain Delon est un sujet en soi. Pas seulement parce qu’elle traverse les époques, disons de Botticelli (pour reprendre les mots de Luchino Visconti) aux campagnes de pub d’un célèbre parfum qui, il y a quelques années encore, reprenait l’image mythique, extraite de Plein Soleil (1960) de René Clément, de Delon torse nu à la barre d’un bateau, et cette chaînette en or qui s’envole. Une beauté terrassante…»
CATHERINE DENEUVE «…au fil du temps elle devint un parangon de féminité « à la française », égérie de son ami Yves Saint Laurent. Sauf à convenir qu’il y a bien quelque chose d’un petit soldat dans Deneuve, aussi bien dans ses prises de position politiques (…) que dans sa vie privée, où il vaut mieux ne pas piétiner ses plates-bandes, surtout celles où elle cultive des rosiers.»
GÉRARD DEPARDIEU «Un ogre. C’est le premier mot qui vient à l’esprit quand on prononce le nom de Gérard Depardieu. Et pourtant, sa démarche dit tout le contraire : toujours sur la pointe des pieds, sautillant avec grâce, tel un petit rat de l’Opéra en tutu, qui semble ne jamais toucher terre (…) La force de Gérard Depardieu, c’est lui qui la définit le mieux : « Je suis un Stradivarius dans un corps de camionneur. »»
ISABELLE HUPPERT «Si l’on voulait définir ce qui fait la quintessence d’Isabelle Huppert, on privilégierait son regard : un regard qui fuit en diagonale vers le haut. Sans doute en partance vers un quant à soi qui est à la fois sa puissance et son mystère. À quoi pense-t-elle quand elle joue, au théâtre comme au cinéma? Sans doute à autre chose, peut-être à rien.»
VINCENT LINDON «Vincent Lindon, issu d’une grande famille de la bourgeoisie parisienne, est aujourd’hui la figure du cinéma social et politique français. Le visage de ces Français harassés par les dettes, la précarité et le monde du travail (…) Et si Vincent Lindon était notre dernier monstre sacré?»
PIERRE RICHARD «Ce n’est pas seulement son inénarrable jeu de jambes qui rend Pierre Richard irrésistible. Il joue aussi de son visage, de ses yeux bleus, étonnés, et surtout bienveillants, comme s’il y avait chez lui une confiance innée en l’humanité. Et une profonde gentillesse, ce qui fait de lui la victime désignée des brutes et des aigrefins qui croisent son chemin.»