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[Littérature] François Cheng, le sens de la vie


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Tout commence, parfois, souvent, dans la simplicité et le hasard. Ainsi, «ayant appris mon goût pour la méditation dans l’isolement, une lectrice m’a généreusement proposé la demeure qu’elle possède dans le Finistère. J’ai accepté d’y faire un petit séjour». François Cheng, 95 ans et membre de l’Académie française depuis 2002, accepte la proposition – direction la presqu’île de Crozon, tout au bout de la Bretagne. Aujourd’hui, il revient à nous avec le récit de «l’expédition» : c’est Une nuit au cap de la Chèvre, un texte aussi bref qu’étincelant, aussi profond que prenant.

Né en Chine, à Nanchang, François Cheng est arrivé en France en 1948. Il a alors 19 ans et ne connaît pas un seul mot de la langue française. Le hasard lui offrira d’heureuses rencontres qu’il évoquera, en 2022, dans Une longue route pour m’unir au chant français – il racontera entre autres avoir choisi le prénom François, parce qu’il contient France et français, et rappelle François d’Assise… Le parcours Paris-presqu’île de Crozon, il va l’effectuer avec son hôtesse en deux-chevaux.

Tout au bout de la Bretagne, tournant alors au sud, les deux prennent la direction du cap de la Chèvre, «la voiture avance toujours, s’engage sur un chemin étroit, finit par s’arrêter devant une maison basse de pierre, perchée sur une sorte de promontoire relativement élevé». Elle lui dit : «Voici une des dernières habitations du cap… Autrement dit, on est ici en un point extrême de la terre d’Occident. Au-delà, il n’y a plus rien, que l’océan».

C’est la Mort qui fait que la Vie est vie

Visite de la maison, l’hôtesse prend congé, des amis l’attendent à Brest, François Cheng est alors seul. Vers minuit, raconte-t-il, en cette «nuit inattendue », en cette «nuit sans fond au scintillement aveuglant», il est réveillé, les vagues frappent la roche, «je reste là, seul, me laissant secouer par le grand ébranlement». Et un aveu : «alors, je suis pris par l’urgence de dire ce qu’il y a de spécifique dans le fait d’être un humain. Je suis pris par cette urgence avant qu’il ne soit trop tard…».

Poète, traducteur, romancier, essayiste et médiateur entre les cultures et les civilisations chinoise et occidentale, François Cheng sait son temps compté même s’il écrit : «J’ai vécu à ce jour près de cent ans, et malgré tous les maux qui m’assaillent, il semble que me soit accordée la grâce d’un délai. Ce que j’aurai à dire concerne justement la mort qui rend unique l’existence». L’Univers, le Cosmos et, en cette «nuit inattendue», une première constatation : «L’aboutissement de cette Création n’est pas la réalité physique du Cosmos, mais la Vie», ou encore : «Alors que le Cosmos ignore sa propre existence, la Vie, elle, vécue par nous, est douée de conscience».

François Cheng est là, dans cette maison du cap de la Chèvre, il observe – «la magnificence produite par les milliards de galaxies aux feux entrecroisés m’impressionne, me stupéfie». Le temps nocturne de la méditation… Jamais assez, on dira qu’il faut lire et relire François Cheng. Il n’est pas seulement un écrivain étourdissant, maître dans l’art du quatrain. Il est aussi un homme bon. Un homme sage. Le lire, l’écouter et, même sur des sujets aussi rudes que la mort (elle «n’est nullement une force extérieure qui viendrait anéantir le processus de la Vie. Elle résulte d’une loi imposée par la Vie elle-même afin que la Vie puisse se renouveler et se transformer. C’est la Mort qui fait que la Vie est vie»).

Ses livres, et plus encore Une nuit au cap de la Chèvre, sont habités par la douceur d’une «vie foisonnante, enivrante, provocante, exaltante, à la fois joyeuse et tragique, avec ses envols parmi les nues, ses êtres qui tentent de survivre au fond du gouffre, ses douleurs étouffées, ses émotions tues, sa part invisible et transfigurante qui se prolonge au-delà de la mort». En ces temps fous, il est bon de se rappeler et d’honorer, à l’exemple de François Cheng, la beauté de la poésie.