À flanc de montagne, entre Italie et Slovénie, un vieil homme campe. En préface du livre, l’auteur s’adresse au lecteur en présentant les deux personnages : «Lui, c’est un vieux campeur solitaire. Il passe de longues périodes en montagne, même en hiver.
Elle, c’est une jeune gitane qui a fui sa famille et son campement. Chez nous, on les appelle les romanichels, en Irlande des travellers, voyageurs, définition appropriée». L’auteur s’appelle Erri De Luca, 74 ans, né à Naples, journaliste engagé, poète, traducteur italien contemporain et grand connaisseur de l’escalade en montagne. On le suit avec grande attention depuis son premier texte, Une fois, un jour paru en 1989 et on le retrouve, comme chaque année, avec Les Règles du Mikado. Un livre aussi court (à peine plus de 150 pages) qu’étourdissant et à l’architecture remarquable. Des deux personnages, on ne connaîtra jamais leurs noms et prénoms. Précision de l’auteur : «Leurs noms ne comptent pas pour moi. Ils n’ajoutent rien aux gens. Au contraire, ils retirent».
Donc, le vieux campeur et la jeune gitane. Première rencontre, une nuit. Début de dialogue : « -Qui es-tu? -J’ai froid, laisse-moi rentrer dans ta tente. -Qui es-tu? -Qu’est-ce que ça peut te faire? Je suis quelqu’un qui crève de froid. J’ai vu la tente et je suis entrée. -Quelle heure est-il? Deux heures, bon sang, que peut bien faire une femme dans les bois à cette heure-ci? Je n’ai qu’un seul sac de couchage, je l’ouvre et on couvre, le matelas est large. J’allume ma frontale. -Non. N’allume pas, j’ai honte qu’on me voie. Dépêche-toi, tu ne m’entends pas claquer des dents?». Au fil des pages, le vieil homme confie être horloger, vivre à Naples, avoir une mère russe et passer «le temps en jouant. Je connais plusieurs jeux». La jeune fille dit avoir quinze ans : « -À la voix on ne dirait pas. -Ma voix me sert à décourager les hommes. -Ils sont déjà découragés, la génération masculine la plus découragée de l’histoire humaine. -Qu’en sais-tu toi des hommes? Moi je peux savoir de quelle espèce ils sont, vous êtes». Son père voulait la marier à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, elle s’est enfuie : « -Tu as traversé les montagnes en hiver pour mourir? -Je connais les passages. Ma famille fait de la contrebande. -Ils te cherchent? -Pour eux, je suis morte…».
Attention aux moindres mouvements
Un peu plus tard, l’horloger campeur montre à la jeune gitane un jeu, «ça s’appelle le Mikado, un de ceux auxquels je joue tout seul». Il lui dit : «Une règle du Mikado dit d’agir sans rien faire bouger». Et aussi : «C’est comme démonter une montre. Une des règles du Mikado dit de retirer un bâtonnet sans respirer. Essaie». Belle discussion, le vieux campeur est intarissable quand il décrypte la symbolique du jeu. Les deux sympathisent, ils quittent la montagne, direction la mer que la jeune fille n’a jamais vue. Ils vont vivre sur un bateau qu’un ami du vieux campeur leur a prêté. Elle s’initie à la plongée pour remonter du corail… L’heure de la séparation arrive. Fin du dialogue et de la première partie du livre. La jeune fille va couper ses longs cheveux, les vendre pour acheter des livres et savoir lire et étudier. Le vieil horloger : «Quand tu auras appris, écris-moi. Certaines choses ne peuvent se dire que dans une lettre. Elles ont besoin d’éloignement. (…) Donne-moi des nouvelles de ta vie».
Il n’en est pas fini avec Les Règles du Mikado. Erri De Luca poursuit avec trois autres parties : «Lettres», «Le Cahier» et «Une autre lettre». Trois parties, pleines de surprises et d’émotions, qui révèlent le secret de cet homme qui interprète le monde selon les règles du jeu d’origine japonaise, parmi lesquelles «attention aux moindres mouvements, faire avec intention, sans automatisme». Un jeu qui nécessite calme, patience et lucidité. Un jeu dont les règles peuvent être appliquées à toute vie. À une condition : proscrire tout mouvement, si infime soit-il.
Erri De Luca – « Les Règles du Mikado »
Gallimard