Pas moins de mille pages. Un pavé colossal, imprimé serré. Mais qu’est-il donc arrivé à Paul Auster?
Son nouveau texte, qui a pour titre Burning Boy, est une biographie de Stephen Crane, né le 1er novembre 1871 et mort le 5 juin 1900, à 28 ans, terrassé par la tuberculose. Auteur de six romans – dont Maggie, fille des rues (1893) et La Conquête du courage (1895) –, de recueils de poésie et de nouvelles, il est encore aujourd’hui considéré comme l’inventeur de la modernité littéraire nord-américaine. Natif de Newark, «neuvième enfant à avoir survécu parmi les quatorze que comptait la progéniture de ses parents (…) méthodistes fervents» (rappelle Auster), il a été un journaliste qui ne se contentait pas de rapporter les choses entendues. Il a été correspondant de guerre au Mexique, en Grèce, en Turquie… Pour écrire la vie des déshérités, il s’habillait et vivait comme eux, vivait dans les ghettos, bref, il pratiquait l’immersion, ce que d’autres appelleront plus tard le journalisme «gonzo»…
De Stephen Crane, Paul Auster offre une biographie de romancier. C’est si rare, de nos jours…
Interrogé sur les raisons qui l’ont poussé à s’intéresser à cet auteur quasi inconnu de ce côté de l’Atlantique, Paul Auster assure que ce n’est pas parce que lui aussi est né à Newark. «Il fut un temps où presque tous les lycéens aux États-Unis devaient lire La Conquête du courage, confie Auster. J’avais 15 ans quand j’ai découvert ce roman, en 1962, et ce fut une révélation explosive, qui changea ma vie, comme ce fut le cas de la plupart de mes camarades, filles et garçons.» Et, évoquant Burning Boy, de s’interroger : «Qui se souvient aujourd’hui de Stephen Crane?»
Le premier chapitre est intitulé «Stevie». Premières lignes : «Né le jour des morts et mort cinq mois avant son vingt-neuvième anniversaire, Stephen Crane connut cinq mois et cinq jours du XXe siècle, terrassé par la tuberculose avant d’avoir pu conduire une automobile ou voir un avion, regarder un film projeté sur grand écran ou écouter la radio, figure du temps des calèches prématurément ravie au futur qui attendait ses pairs, et pas seulement à la construction de ces miraculeuses machines et inventions mais aussi aux horreurs de l’époque…»
L’auteur de la Trilogie new-yorkaise (1985-1988) et de Léviathan (1992) ne craint pas de dire et d’écrire qu’il est fasciné par Stephen Crane, homme de mille contradictions et dont la vie fut un écheveau dont il convient de tirer les fils repliés plusieurs fois sur eux-mêmes pour tenter d’en approcher l’essentiel. Commentant ce Burning Boy, le grand écrivain nord-américain Russell Banks a expliqué : «L’engagement total et obsessionnel de Paul Auster envers Stephen Crane, le « bad boy » de la littérature américaine du XIXe siècle, est exceptionnel et d’une saisissante beauté. Sa maîtrise du contexte historique, ses incursions dans la personnalité de Crane – où l’on sent la patte d’Auster, qui se donne du mal et déploie toute son imagination –, l’analyse des textes : tout est absolument superbe.» Superbe comme cet extrait : «Il ramassa une poignée de sable et l’abandonna à la vive brise marine. « Traite les idées comme ça, dit-il. Oublie ce que tu en penses et écris ce qu’elles te font éprouver. Montre à l’autre que tu es tout aussi humain que lui. C’est ça le grand secret du récit. Oublier les princes et les principes littéraires. Sois toi-même ».»
05, il était impulsif, manquait d’argent, fut aussi incandescent que solitaire. Il était ami, à la fin de sa vie, avec Joseph Conrad et Henry James, avant de mourir dans un sanatorium en Allemagne. Certains «spécialistes» le rapprochent de Marcel Proust ou de Virginia Woolf, mais Paul Auster le compare à James Joyce. «La vie parmi les êtres déchus», écrit de lui Paul Auster. Avec cette élégance qui n’appartient qu’à lui seul, il s’est tenu à bonne distance de la biographie romancée, genre aujourd’hui galvaudé et pratiqué par nombre de romanciers sans grande imagination. De son écriture aussi enveloppante que somptueuse, de Stephen Crane, il nous offre une biographie de romancier. C’est si rare, de nos jours…
Serge Bressan
Paul Auster
Burning Boy
Éditeur Actes Sud