Les Éclats est son premier roman en treize ans : Bret Easton Ellis y mélange le thriller et l’autofiction, et fait table rase d’un passé qui a souvent joué contre lui.
Sur la couverture de l’édition originale des Éclats (The Shards, en V. O.), il est indiqué, sous le nom de Bret Easton Ellis, qu’il est «l’auteur d’American Psycho». Une étiquette qui lui colle à la peau depuis plus de trente ans; l’immense roman postmoderne racontant la double vie de Patrick Bateman, trader à Wall Street le jour, tueur en série la nuit, a été publié en 1991, après avoir été abandonné par son premier éditeur, puis a été visé par un appel au boycott dans une lettre ouverte de la journaliste et militante féministe Gloria Steinem (la belle-mère de Christian Bale, qui incarnera plus tard le même Patrick Bateman dans l’adaptation du livre au cinéma).
Le scandale fait vendre, c’est connu, et American Psycho reste à ce jour le plus gros succès d’Ellis, loin devant ses magistraux opus passés et futurs, Les Lois de l’attraction (1987), Lunar Park (2005) ou le chef-d’œuvre cynique Glamorama (1998). Malgré le succès – ou à cause de lui –, l’auteur s’est vite refusé de souscrire à un calendrier de parution et a opté pour la méthode inverse : frapper ponctuellement, mais fort et avec beaucoup de bruit.
C’est aussi embrasser ses contradictions
L’enfant terrible de la littérature américaine des années 1980 et 1990 s’est raréfié à l’aube du XXIe siècle, mais, paradoxalement, chacune de ses apparitions dans la presse, comme sa présence sur les réseaux sociaux, sont venues accompagnées d’un parfum de scandale comme jamais auparavant. En interview, il pointe du doigt les «millenials», selon lui la «génération dégonflée»; en privé, il poste une somme de tweets délirants.
Les plus célèbres : l’un posté en pleine nuit dans lequel il réclame sa dose de coke, un autre où il considère que Kathryn Bigelow est une réalisatrice «surestimée» car «très sexy», ou encore un simple, mais efficace «Heil Kanye!», commentaire mi-cynique mi-gênant à propos du tollé contre le rappeur à la suite de son soutien à Donald Trump en 2016. Aimer Bret Easton Ellis, c’est aussi embrasser ses contradictions, qui se manifestent dans ses provocations, auxquelles il a dédié un livre entier, le pamphlet White (2018). Ce n’est pas tant que l’un des plus grands auteurs américains vivants tienne absolument à ce qu’on le déteste; au lieu de cela, il semble prendre un malin plaisir à ce que l’on ait honte de le soutenir.
Évidemment, l’écrivain est fan de Tár (Todd Field, 2022), mais moins du film que de la protagoniste interprétée par Cate Blanchett, une cheffe d’orchestre manipulatrice dont le portrait à deux facettes n’est pas si éloigné de son Patrick Bateman. Tár aurait pu être un roman de Bret Easton Ellis, si l’histoire avait été motivée par la violence extrême, le sexe cru et la profusion de drogues. Mais, à la différence d’Ellis, Tár ne cherche pas à condamner le post-«Empire» – l’«Empire», un terme introduit dans White, définit la période de l’Amérique qui s’étend du babyboom au 11-Septembre, et dont les deux incarnations humaines seraient Frank Sinatra et l’entrepreneur immobilier Donald Trump –, mais seulement à le présenter comme le monde dans lequel nous vivons. Celui, dirait Ellis en appuyant la caricature, de la «cancel culture», du «wokisme» et du «on ne peut plus rien dire».
Une vie privée tumultueuse
Au cours de la décennie 2010, il n’a publié que deux livres – le roman Suite(s) impériale(s) (2010) et White – et a beaucoup travaillé à Hollywood, grassement payé pour des scénarios jamais tournés, à l’exception d’une paire de navets horrifiques sans budget ni talent. Tout aussi tumultueuse a été sa vie privée, son petit ami, le musicien Todd Michael Schultz, ayant du mal à se défaire de ses addictions, tandis qu’Ellis continuait à cultiver les siennes, à l’alcool, au Xanax et à la controverse.
La période où Bret Easton Ellis a pété les plombs semble en tout cas derrière lui; l’écrivain de 59 ans, partisan du «c’était mieux avant», préfère replonger tête la première à l’apogée de l’«Empire», en 1981, avec son nouveau roman, Les Éclats. Une chronique débridée de la vie étudiante de la jeunesse dorée des beaux quartiers de Los Angeles doublée d’une intrigue de thriller, qui laisse le narrateur, un certain Bret Ellis âgé de 17 ans, se perdre dans sa paranoïa. Un roman qu’il dédie en toutes lettres, et avec malice, «à personne».
Dans son préambule au roman, Ellis brouille déjà les pistes entre le réel et la fiction en racontant la gestation de ce livre qu’il aura mis près de 40 ans à écrire, commencé, dit-il, au lendemain des évènements sordides relatés au long de ces 600 pages. Durant sa carrière, il y serait revenu à plusieurs reprises, sans effet. «Ce n’est qu’en 2020 que je me sentis prêt à me lancer dans Les Éclats, ou plutôt que Les Éclats avaient décidé que Bret était prêt, car c’est le livre qui s’annonçait à moi – et non l’inverse», écrit-il.
Une «origin story»
À partir du mois de septembre 2020, et durant un an, il lit toutes les deux semaines un chapitre de ce nouveau livre dans son podcast, en même temps qu’il continue de l’écrire. La version imprimée des Éclats serait donc une version définitive de l’œuvre, relue, corrigée et figée pour toujours.
Bret Easton Ellis parle de son nouveau roman, le premier depuis treize ans, comme d’une «origin story» révélant l’envers de ses débuts de romancier – en 1981, Ellis avait commencé la rédaction de Moins que zéro, son premier roman qui paraîtra quatre ans plus tard – en même temps qu’il suppose exorciser un trauma. S’il s’était déjà essayé à l’autofiction avec Lunar Park, étrange livre sur l’enfance dans lequel il côtoie des fantômes et d’anciens personnages de ses romans, il réinvente ici sa position par rapport au genre.
La galerie de personnages qu’il a créée depuis Moins que zéro – Victor Ward, Patrick Bateman, Julian Wells… – et qui se retrouvaient inlassablement d’un roman à l’autre ont ici complètement disparu. Fermement ancré dans son style, Les Éclats ouvre une nouvelle porte dans l’univers de Bret Easton Ellis : à travers ce retour aux origines, il fait table rase du passé et trouve la rédemption. Ce qui laisse une infinité de possibilités pour le futur de l’imprévisible écrivain…
Au service de la paranoïa
Dans son septième roman, Bret Easton Ellis semble en avoir fini avec les personnages qui peuplaient ses précédents ouvrages et qui se retrouvaient d’un livre à l’autre. Parce que les fantômes du passé sont plus forts, et qu’il faut les raconter pour enfin s’en débarrasser. On traverse donc l’automne 1981, le dernier passé à la Buckley High School, avec le jeune Bret Ellis, 17 ans, et ses amis, figures populaires du lycée huppé de Sherman Oaks. C’est la période où sévit, dans la vallée de San Fernando, un tueur en série aussi dangereux que son surnom est ridicule, le «Trawler» («chalutier»), dont les victimes sont des adolescentes. Lorsqu’un nouvel élève arrive à Buckley, Bret devient méfiant. D’autant plus que Robert Mallory est beau, charismatique et tout de suite accepté par le groupe. Mais, Bret en est certain, il cache un secret, qui a peut-être un lien avec le tueur…
Rien de tout cela (ou presque) n’est vrai, mais l’auteur brouille merveilleusement les frontières entre fiction et autobiographie. À l’arrivée, Les Éclats apparaît comme la version «trash» d’un Stephen King, auteur par ailleurs maintes fois cité dans le roman – Bret lit Cujo et l’enquête du lycéen part d’une séance pour le film The Shining –, qui montre Bret Easton Ellis maniant mieux que jamais le suspense et l’horreur. Mais les éléments phares de l’auteur sont bien là (sexe, drogue, alcool, musique, débauche et richesse), qui assurent que le roman est une expérience d’écriture – et de lecture! – toute nouvelle, agrémentée d’une nostalgie planante et d’une émotion qu’on ne lui connaissait pas encore, et stimulée par un décor – Los Angeles – encore rare chez l’auteur.
Ellis se laisse aller aux longues phrases et maintient un tempo lent. Il croque le portrait de sa bande, excelle dans les dynamiques entre personnages en se plaçant en acteur-observateur. Mais, dès lors qu’il obtient l’intime conviction que Robert Mallory est malfaisant, Bret Easton Ellis met son style libre au service de la paranoïa, multipliant les répétitions, ressassant les certitudes sans preuve, et amplifiant le sentiment de danger et de terreur. Si la révélation finale tombe un peu à plat, Les Éclats reste le voyage littéraire le plus abouti de son auteur.
Les Éclats, de Bret Easton Ellis. Robert Laffont.