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[Littérature] Boris Akounine, l’écrivain «terroriste» qui ne se tait pas


(photo Pixabay)

Les terroristes m’ont déclaré terroriste !», a réagi avec aplomb sur Facebook l’écrivain Boris Akounine, en exil depuis 2014 et placé il y a quelques jours sur la liste des personnalités «terroristes» par Moscou. «Le régime de Poutine a clairement décidé de sauter un nouveau pas dans sa mue d’un État policier et autocratique en un État totalitaire», insiste l’auteur, qui se trouve actuellement en Espagne, dans un entretien en visioconférence.

La Russie a placé Boris Akounine sur sa liste des personnalités «terroristes et extrémistes», une première depuis des décennies pour un écrivain. Une enquête le visant a été ouverte en raison de ses critiques de la guerre en Ukraine. «Quand la répression s’étend à la sphère de la littérature dans un pays comme la Russie, où la littérature est si centrale, c’est un signe important», observe le romancier.

«La folie l’a emporté»

Né en 1956 en Géorgie, alors une république soviétique, Boris Akounine, de son vrai nom Grigori Tchkhartichvili, est connu pour ses romans policiers historiques, notamment la saga à succès Les enquêtes d’Éraste Fandorine, héros vivant à l’époque tsariste (voir ci-contre). Auteur extrêmement populaire – il a vendu plus de 30 millions d’exemplaires de ses livres dans son pays –, il a également rédigé Histoire de l’État russe, compilation en plusieurs tomes qui retrace les événements en Russie jusqu’à la révolution de 1917.

Les procureurs vont devoir lire tous mes livres pour y chercher l’extrémisme. J’en ai écrit 80!

Boris Akounine s’était prononcé en 2014 contre l’annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée, avant de partir en exil en Europe. Le 24 février 2022, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, il a déploré sur Facebook le déclenchement d’«une guerre absurde». «La folie l’a emporté», estimait-il alors. Qu’un écrivain soit placé sur la liste des «terroristes» «n’est pas arrivé depuis la période de Staline et de la Grande Terreur», la répression massive des opposants dans la seconde moitié des années 30, constate Boris Akounine.

Un «ennemi qui doit être détruit»

Un député du parti Russie unie de Vladimir Poutine l’a même qualifié d’«ennemi qui doit être détruit». La maison d’édition AST a annoncé ce mois-ci qu’elle ne publierait plus les œuvres de Boris Akounine. «Ce qui est drôle, c’est que les procureurs chargés de l’enquête vont devoir lire tous mes livres pour y chercher l’extrémisme», s’amuse le romancier avant de préciser : «Et je suis très prolifique, j’en ai écrit 80!»

Selon lui, ses déboires pourraient être un rideau de fumée utilisé par le Kremlin pour détourner l’attention du sort réservé au célèbre opposant Alexeï Navalny, dont les proches sont sans nouvelles depuis deux semaines. Des ONG internationales et plusieurs responsables étrangers se sont alarmés ces derniers jours de la disparition de ce dernier, emprisonné début 2021 après avoir survécu à une tentative d’assassinat par empoisonnement qu’il impute au Kremlin. Il a depuis donné des nouvelles sur X : il se trouverait dans une colonie pénitentiaire en Arctique.

«Montrez-nous Navalny vivant!»

Qu’importe, Boris Akounine ne s’en satisfait pas pour autant : «J’aimerais que les dirigeants mondiaux adressent un ultimatum à Poutine : « Montrez-nous Navalny vivant!“ C’est très important.» Pour lui, la répression va empirer. «Encore deux pas et la Russie deviendra un État complètement totalitaire», pronostique-t-il.  Elle «est dirigée par un dictateur mentalement dérangé et, pire encore, elle obéit à sa paranoïa», dénonçait encore sur Facebook l’homme de lettres, le jour de l’invasion de l’Ukraine.

Je n’ai rien d’autre dans ma vie que la culture russe

Durant cette période, il avait cofondé le projet «Nastoïachtchaïa Rossia» («La vraie Russie»), soutenu par plusieurs personnalités de la culture en exil opposées à l’assaut russe en Ukraine et censé aider les réfugiés ukrainiens. Plusieurs ONG et médias ont dénoncé depuis 2022 une épuration culturelle en Russie avec la rétrogradation, le licenciement ou la fuite à l’étranger d’artistes ayant critiqué l’assaut russe en Ukraine ou n’ayant pas soutenu publiquement le pouvoir. D’autres ont également été emprisonnés.

«Erreur stratégique» de l’Occident

À l’inverse, le pouvoir russe encourage, finance et met en valeur les artistes et productions culturelles soutenant son assaut contre l’Ukraine voisine et son discours de plus en plus conservateur, comme nationaliste. Ainsi, dans la foulée, les livres d’un autre écrivain et journaliste russe, Dmitri Bykov, âgé de 56 ans, ont subi le même sort que ceux de Boris Akounine et ont été retirés de la vente. Auteur de nombreux ouvrages (dont La Justification), il vit aussi en exil. Depuis, il a été déclaré «agent de l’étranger».

Les dirigeants occidentaux ont fait une «erreur stratégique» et n’ont pas compris la logique historique de l’impérialisme russe, selon Boris Akounine. «J’ai passé dix ans à écrire l’histoire de l’État russe. Je comprends mieux son architecture désormais.» Les Occidentaux font également erreur en ne soutenant pas les opposants russes en exil, regrette-t-il. «La tragédie, c’est que le monde dans lequel ils ont cru trouver refuge n’a pas été accueillant», explique l’écrivain, affirmant que plusieurs exilés retournent en Russie en désespoir de cause.

«Un régime plus fragile qu’il n’en a l’air»

«Cela m’horrifie, parce qu’ils rentrent dans un pays où la situation est en train de devenir vraiment terrifiante.» Les opposants russes sont pourtant le meilleur espoir pour faire évoluer la Russie et mettre à mal «un régime plus fragile qu’il n’en a l’air», pense-t-il. «Je crois qu’il est désormais clair que Poutine ne sera pas battu militairement» et que le changement viendra de l’intérieur, juge encore Boris Akounine.

Ayant la nationalité britannique, l’écrivain considère le Royaume-Uni, mais  également la France et l’Espagne comme ses pays d’adoption et d’inspiration. «J’écris des œuvres historiques à Londres. J’écris de la littérature sérieuse dans le pays de Chateaubriand et de la littérature divertissante dans l’Espagne ensoleillée», explique-t-il. Sans pour autant renoncer à ses racines : «Je n’ai rien d’autre dans ma vie que la culture russe.»

Eraste Fandorine, héros de toute une nation

Boris Akounine est le père du plus célèbre des détectives russes, Eraste Fandorine. Il faut remonter à 1998 (pour ce qui est de la version originale) pour le découvrir dans un premier ouvrage, Azazel. Quinze autres suivront – dont deux encore non traduits en français (Planète Eau et Je ne dis pas au revoir). À la croisée de James Bond et de Sherlock Holmes dans la Russie des tsars d’avant la révolution de 1917, ce héros est devenu très populaire auprès des Russes (plusieurs millions d’exemplaires vendus) et des lecteurs du monde entier.

Né en 1856, c’est un fonctionnaire de l’administration du Tsar que le hasard pousse dans les services de police où sa curiosité va faire de lui un fin limier (il finira détective indépendant) à une époque où la littérature russe est particulièrement florissante. C’est d’ailleurs tout le talent de son créateur : créer une série policière à l’ancienne pleine d’esprit et de style, où les références littéraires et historiques sont légions. Avec lui, oui, le divertissement se mérite !

Au côté de son personnage, le lecteur est servi : Eraste Fandorine ne respecte pas la loi à la lettre, use de son charme et son humour pour arriver à ses fins, quand ce n’est pas la chance qui vient à son aide (il possède un don inhabituel : il gagne à tous les coups à n’importe quel jeu de hasard). Bien qu’étrangement accompagné d’un serviteur japonais, il représente l’idéal de la noblesse russe du XIXe siècle : dévoué, incorruptible, fidèle. Et contrairement à d’autres enquêteurs célèbres, comme Hercule Poirot, Eraste Fandorine vieillit au fil des livres et des énigmes – la série raconterait finalement comment un homme évolue au fil d’une vie et au cœur d’un pays également en mutation.

En donnant à ses livres une forme d’exigence (par son érudition) et de lâcher-prise (par leurs aspects romanesques), Boris Akounine a réconcilié les intellectuels russes avec le roman populaire, et donne parallèlement au genre policier une certaine complexité, toutefois loin d’être insurmontable. À sa façon, finalement, il unit derrière la littérature l’élite et le peuple, les gens lettrés et les gens simples. La quête de son personnage, au sien d’une Russie idéalisée, est autre. Elle pourrait se résumer à une question : est-il possible de rester sans reproche quand on sert dans une structure étatique défectueuse ? Dans Le Conseiller d’État, sixième roman de la série, Fandorine donne sa réponse, catégorique : non.

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