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[Littérature] Bertrand Tavernier refait son cinéma


(photo Harcourt Paris)

Cinéaste et cinéphile d’importance, il avait commencé l’écriture de son autobiographie en 2020. Un an plus tard, à 79 ans, Bertrand Tavernier disparaissait. Aujourd’hui, on lit ses Mémoires interrompus, un texte pour une vie pleine.

Jeune homme, la vingtaine naissante en 1961, il est assistant sur le tournage du film Léon Morin, prêtre. Le réalisateur s’appelle Jean-Pierre Melville, un des maîtres français du film noir. On lit : «Dire que travailler avec un metteur en scène tel que lui n’est pas de tout repos relève de l’euphémisme.

Le premier jour du tournage, il salua l’équipe en précisant : « Messieurs, je le fais pour la première et dernière fois. J’ai calculé qu’en disant bonjour à tout le monde chaque matin, on perdait quatre minutes ». Je découvrirai durant mes propres films que ces petits gestes du matin peuvent être aussi l’occasion de suggérer une idée, de poser une question, de connaître une réaction, toutes choses que Melville aurait prises pour des signes de faiblesse. Pour lui, le metteur en scène, c’est Dieu et il sait ou doit tout savoir».

Et ceci, quelques lignes plus loin, un autre souvenir de Melville : «À la fin de la première semaine, il trouve que le papier peint de la chambre de Barny ne convient pas du tout. Là, au lieu de traiter la chose en douceur, il convoque toute l’équipe et, devant le décorateur, Daniel Guéret, il va lacérer pendant quarante minutes tout le papier peint au rasoir. Je crois bien que c’est ce jour-là, autour de midi quinze, que j’ai fait le serment, si jamais je parvenais à réaliser un film, de ne jamais me comporter de cette façon, en rabaissant en public un technicien ou un acteur». En mots extraits de Mémoires interrompus, Bertrand Tavernier se définit donc. Curiosité, partage, attention, regard sur l’autre…

Il était habité par une retenue qui, contrairement aux apparences, était un trait frappant de son caractère

En presque 550 pages, le réalisateur qui fut aussi attaché de presse et président, dès 1982, de l’institut Lumière à Lyon – sa ville natale – se raconte et surtout, raconte l’autre, les autres qui l’ont accompagné, personnellement et professionnellement, jusqu’avant sa mort le 25 mars 2021. Il avait 79 ans. Dans l’avant-propos de ce livre, Thierry Frémaux, directeur de l’institut Lumière et délégué général du festival de Cannes, rappelle que «Bertrand aimait écrire».

Et de préciser que son ami était «hyperactif» et habité par «une retenue qui, contrairement aux apparences, était un trait frappant de son caractère». Longtemps, il repoussa le moment de se mettre à l’écriture de son autobiographie – il commença en mars 2020. La grande faucheuse le stoppa une année plus tard, et la question demeure : a-t-il tout dit, tout écrit? Combien de pages lui restait-il à remplir, à noircir? Ici et maintenant, il y a ces Mémoires interrompus. Près de 550 pages (qu’il n’aurait pas eu le temps de relire avant parution) pour une vie.

Tout, semble-t-il, y est : «J’ai l’impression d’errer dans une forêt où je me repère bien, sais distinguer les arbres des clairières, sans retrouver une véritable topographie ni identifier les voies d’entrée et de sortie». La naissance à Lyon pendant l’Occupation allemande, l’enfance auprès d’un père résistant qui hébergea le couple Aragon-Triolet et une mère issue d’une famille de soyeux.

C’est la championne des brusques changements de ton, des dérapages incontrôlés

Études à Paris, au lycée Henri-IV – qu’il fréquente peu, se laissant dévorer par sa passion pour le cinéma jusqu’à fonder un ciné-club, le Nickel, et écrire quelques critiques pour plusieurs revues. À 20 ans, donc, il est engagé comme assistant par le réalisateur Jean-Pierre Melville qu’il a abordé à l’issue d’une projection au Nickel. «Quelques mois plus tard, écrit-il dans Mémoires interrompus, Claude Sautet accomplira la même démarche. Ce seront mes deux parrains de cinéma. Mes parents cèdent.»

Le temps file, il est attaché de presse et s’intéresse à ces réalisateurs dont il admire les œuvres, parmi lesquels des Français mais aussi des Américains et des Italiens. Le métier le remarque vite : comme personne, il sait composer des dossiers de presse avec des entretiens des réalisateurs d’une grande qualité. Mais il ne cesse de penser à la réalisation.

Son nom apparaît pour la première fois en 1964 au générique d’un film à sketches franco-italien, Les Baisers. Dix ans plus tard, c’est L’Horloger de Saint-Paul. Suivront Que la fête commence… (1975), Le Juge et l’Assassin (1976), Des enfants gâtés (1977), La Mort en direct (1980)… Dès lors, aucun doute : Tavernier est un grand réalisateur. Un maître de cinéma. Peu comme lui savent parler et écrire le 7e art sans jamais employer un ton doctoral.

Pour ouvrir Mémoires interrompus, l’auteur rend un hommage tout en retenue et amitié à Didier Bezace, grand acteur de cinéma et formidable homme de théâtre – Tavernier a appris la mort de son ami pendant la rédaction de ce livre. Il y a aussi, dans ces pages, Philippe Noiret, complice de la première heure; Volker Schlöndorff, l’ami de toujours rencontré au lycée Henri-IV; le scénariste Jean Aurenche ou encore Isabelle Huppert qui, dans Coup de torchon, «n’apporta que de l’enchantement. Elle fut royale, toujours surprenante, d’une folle et juste inventivité. C’est la championne des brusques changements de ton, des dérapages incontrôlés, passant sans prévenir de la mijaurée saine nitouche à l’amoureuse câline ou à la demandeuse de sexe. Personne ne pouvait, comme elle, mieux enrichir le sous-texte».

D’une autre, il dit et écrit : «Elle avait des rêves immenses et peu d’illusions, une bienveillance naturelle et une forme de résignation face au malheur, comme certaines héroïnes de James Salter». Elle, elle se prénommait Francine, était réceptionniste et sa vie sentimentale cabossée l’avait ému. Et c’est ainsi que, pas seulement autour de minuit, Bertrand Tavernier était grand.

Mémoires interrompus, de Bertrand Tavernier.  Institut Lumière / Actes Sud.