Chris Kyle, sniper élevé au rang de légende après quatre séjours en Irak, est assassiné en 2013 par un autre soldat souffrant de stress post-traumatique. Fabien Nury et Brüno reprennent cette histoire dans les moindres détails, livrant une description clinique des États-Unis de Trump et ses obsessions.
Voilà une histoire que l’Amérique apprécie tant, avec son héros et son méchant, nappée d’une bonne dose de patriotisme, de religion et d’armes à feu. D’un côté, Chris Kyle, sniper d’élite qui affole les compteurs en Irak (160 «cibles» officiellement éliminées) après quatre séjours sur place avec ses Navy Seals. Chrétien, musclé, blanc, multidécoré, le soldat émérite devient vite un symbole outre-Atlantique, où sa biographie (American Sniper) se vend comme des petits pains. Dans la foulée, Clint Eastwood en fera un film.
De l’autre, il y a le revers de la médaille, la face sombre, incarnée par Eddie Ray Routh. Pourtant, lui aussi vient du Texas, et lui aussi a, un jour, prêté serment de défendre son pays. Mais lui n’a tué personne, n’a pas d’exploit à mettre à son actif. Certes, il a vu également l’horreur, mais du côté d’Haïti, où il a ramassé les cadavres à la pelle après le tremblement de terre. De toute façon, comment croire un soldat traumatisé qui n’a participé à aucun combat ? Il est celui que l’on n’écoute pas, celui qui n’est pas sous les feux des projecteurs.
Il écrira sa légende en tuant la «Légende», en février 2013, à un stand de tir où Chris Kyle cherchait à guérir les blessures de ses anciens camarades de combat (blessés, handicapés, victimes de PTSD…) en mitraillant à tout va au pistolet automatique. L’un aura des funérailles nationales, l’autre, la perpétuité après un procès durant lequel il ne lâchera pas un seul mot…
Au milieu se trouve un film qui donnera encore plus de poids au mythe, véritable carton au box-office (c’est le gros succès commercial d’Eastwood comme cinéaste) et étendard des conservateurs, qui, face aux attaques de l’autre camp, bombarderont de mémorables salves – le livre rappelle notamment celle de la sénatrice Sarah Paline, pour qui les «gauchistes d’Hollywood» ne sont même pas dignes de «lécher» les bottes de Chris Kyle. Ça ne s’invente pas.
«On est dans l’Ouest, ici »
C’est justement toute l’intention de Fabien Nury (au scénario) et Brüno (dessin) : raconter leur version des faits en tirant sur les fils de l’histoire, et ainsi séparer le mythe de la réalité. Rien d’étonnant qu’ils aient choisi, pour démarrer leur ouvrage, la citation tirée du film de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) : «On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende devient réalité, on imprime la légende.» En réponse à un film patriotique et peu profond, la vision de deux auteurs, elle, se veut plus rigoureuse et nourrie, car très documentée. En effet, tous les dialogues de l’ouvrage sont authentiques, comme les dessins tirés d’archives.
Si L’Homme qui tua Chris Kyle a les allures d’un grand western, vers lequel ramènent les citations empruntées à certains films d’Eastwood, lançant chaque chapitre, il dépeint surtout une Amérique à deux faces : celle de la gloire et de la fortune, et celle qui n’a rien, à travers les trajectoires de trois personnages (Chris, sa femme Taya et Eddie) et la manière dont elles ont été racontées aux États-Unis. Toutes ses obsessions contemporaines sont mises à nu : le rapport à l’argent, à la religion, aux «fake news» et ses médias, à la violence, au spectacle… Bien évidemment, en toile de fond, l’interminable débat sur les armes à feu, dont l’une des ferventes défenseurs reste… la veuve de Chris Kyle elle-même, qui assurera la promotion du livre L’Histoire des USA en dix armes à feu et deviendra l’égérie d’une marque de fusils. Après 160 pages, la leçon est implacable, et le portait glaçant.
Grégory Cimatti
L’Homme qui tua Chris Kyle, de Fabien Nury et Brüno. Dargaud.
«C’est l’histoire d’un héros légendaire tué par un type banal…»
Confidences de Fabien Nury, scénariste de L’Homme qui tua Chris Kyle.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette histoire ?
Fabien Nury : Au départ, il y a le film de Clint Eastwood, American Sniper. Il sort en France en janvier 2015. Je ne vais pas le voir immédiatement, mais comme ce que fait Eastwood m’intéresse, je me documente sur cette histoire. Elle est fascinante! Moi qui adore les westerns, j’y vois un démarquage de grands films, comme Le Brigand bien-aimé, La Cible humaine ou L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, c’est-à-dire l’histoire d’un héros légendaire tué par un type banal. J’oublie et je ne vais voir le film que six mois plus tard…
Puis arrive l’élection de Trump…
Oui. C’est l’élection de Donald Trump qui m’a ramené à cette histoire qui parle d’une certaine Amérique blanche réactionnaire qui terrifie. Je m’y replonge alors et je me rends compte que le film d’Eastwood s’imbrique dans le fait divers, comme s’il y avait l’évènement lui-même et le commentaire de l’événement par le cinéma. Tout cela s’est avéré bien plus fou que je ne le pensais.
Chaque chapitre débute par une phrase d’un film de ou avec Clint Eastwood. Pour quelle raison ?
Tuer la légende est le mobile du crime. Lorsque je réfléchissais à cette histoire en me demandant qui était Chris Kyle et qui était Eddie Ray Routh, des dialogues des films d’Eastwood sont remontés à la surface – j’en connais beaucoup par cœur. Par exemple, une réplique de Josey Wales hors-la-loi sur l’absolue nécessité d’être sans pitié pour se sortir d’une situation difficile colle parfaitement au boulot de sniper. Quant à la célèbre phrase du Bon, la Brute et le Truand – « Le monde se divise en deux : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses » – elle s’applique évidemment à Eddie Ray Routh qui, en Haïti, après le tremblement de terre, a creusé des fosses communes pour y enterrer des centaines de cadavres. Une mission qui l’a traumatisé.