Avec son nouveau documentaire, Les Témoins vivants, le duo d’artistes luxembourgeois fait se rencontrer des survivants de l’Holocauste et des lycéens du Grand-Duché, pour «ramener l’histoire du passé à celle d’aujourd’hui».
Quelle est la genèse de ce documentaire, Les Témoins vivants ?
Karolina Markiewicz : Le projet est né à partir d’une proposition de l’association Memoshoah, qui nous a demandé si on était intéressés pour faire un film sur la déportation des Juifs du Luxembourg vers Litzmannstadt (NDLR : le ghetto de Lodz, en Pologne). On ne voulait pas faire un reportage. Ce qui nous intéressait, c’était de ramener l’histoire du passé à celle qui s’écrit aujourd’hui. On a voulu rapprocher des problématiques qui, a priori, ne sont pas rapprochables de la Shoah. Pourtant, pendant l’Holocauste, on a aussi exterminé des Polonais dans l’opposition, des Roms, des homosexuels… En allant dans cette direction, on a souhaité créer un road movie où l’on faisait se rencontrer des survivants de l’Holocauste et des jeunes. Ça se fait régulièrement dans les écoles; c’est une opportunité qu’on a saisie pour démarrer le film et voyager à travers les traces de l’histoire, observer comment l’histoire s’écrit collectivement et comprendre les responsabilités des uns et des autres, aussi bien à l’époque que maintenant. Il était intéressant pour nous de prendre ces deux générations pour observer aussi la transmission de l’histoire, comment elle se fait.
Comment avez-vous rencontré les trois étudiants ?
K. M. : En parallèle à notre travail artistique, Pascal et moi sommes enseignants dans deux lycées différents, avec des jeunes souvent issus de l’immigration. Christina et Marie sont deux de nos anciennes élèves. Dean, le plus jeune des trois, est encore au lycée. Lui n’a pas d’origines migratoires mais a son histoire : son homosexualité est un enjeu, même ici, au Luxembourg.
Dans votre chemin, vous empruntez le chemin de la déportation, mais en vous éloignant d’Auschwitz, d’abord à Varsovie puis à Berlin, c’est aussi un retour aux « origines du mal »…
K. M. : Oui, absolument. Il nous fallait réellement nous confronter à ces lieux. Il est aussi très difficile de filmer Auschwitz autrement que ce qui a déjà été vu. On a voulu éviter cela, le plan de la fameuse entrée et son panneau « Arbeit macht frei »… Ce que disent les témoins nous ont aidés : Christina dit par exemple qu’elle est étonnée de voir qu’il fait beau et que la nature y soit vigoureuse, alors que c’est un lieu qui porte la terreur et la misère. On a effacé la bande sonore qui passe dans le lieu quand on filme les dessins d’enfants reproduits sur les murs : des voix d’enfants enregistrées à l’époque, juste avant un bombardement ou une évacuation. C’est horrible, ça rentre dans les os.
Être présent dans ces lieux, ça nous donne une autre perspective sur les témoignages des victimes
En opposition aux « témoins vivants« , vous racontez aussi l’histoire à travers les lieux, que vous filmez avec beaucoup de délicatesse. Qui est le meilleur témoin : l’humain ou le lieu ?
Pascal Piron : Je pense qu’on peut apprendre beaucoup des bâtiments. Être présent dans ces lieux, ça nous donne une autre perspective sur les témoignages des victimes. Marian Turski a dit qu’il aurait voulu qu’Auschwitz soit détruit après la guerre, puis a compris avec le temps que cet endroit était aussi un témoin de l’histoire aussi important que lui. Le lieu est fait pour durer.
K. M. : Marian dit aussi que les lieux sont porteurs de toute cette mémoire. Avant même qu’il ne le dise, on a travaillé avec notre directrice de la photographie, Amandine Klee, pour que les lieux soient justement abordés comme des personnages. C’était exceptionnel d’avoir toutes ces personnes qui ont compris comment on voulait aborder ce film.
Vous filmez Auschwitz aussi comme lieu touristique : la file d’attente est impressionnante. Claude Marx, qui fait le voyage avec les trois lycéens, dit même qu’il a l’impression d’être à Disneyland.
K. M. : Quand Claude Marx dit ça, ça le gêne, pourtant il est juif et veille à la mémoire de la Shoah. C’est un challenge énorme de filmer à Auschwitz, et c’était un honneur de parler avec l’un de ses survivants, Marian Turski, qui est un homme incroyable. On a eu le droit de filmer partout où on voulait, y compris dans le « sauna ». C’est très rare : le directeur, Piotr Cywinski, nous a dit que même Steven Spielberg n’a pas eu ce droit. Pour les besoins de son film (NDLR : Schindler’s List), il voulait changer les décors. On a du mal à vivre cette période aussi parce qu’on a dû arrêter le tournage un peu avant le début de la pandémie, mais c’était une aventure incroyable pour nous, avec un échange humain qui est rarissime. On a déjà fait des films, mais jamais ça ne s’est aussi bien passé.
Votre identité visuelle et artistique est reconnaissable. Pourtant ici, vous êtes très effacés. Ce sont même les lycéens qui s’emparent de la caméra lors de la scène de la manifestation néonazie.
K. M. : C’était très important pour nous de nous effacer. On veut faire un documentaire d’observation. Nous effacer, c’est ce qu’il faut. Dans ce film, les protagonistes réfléchissent entre eux et la caméra est là pour capturer leur réflexion, pas pour interagir avec eux. Mais en amont, il y a eu énormément de discussions : on a « casté » les jeunes et les moins jeunes à partir de 2018, puis on a initié les échanges et la réflexion en leur donnant à lire des textes d’autres survivants de la Shoah : Boris Cyrulnik, Hannah Arendt… On a donné beaucoup de matériel aux jeunes parce qu’ils sont intéressés à l’histoire et parce qu’ils étaient d’accord pour parler de la leur.
À la manifestation, on ne nous voit pas, mais on était là. Il fallait qu’on les sécurise. Quand on a fait les repérages un an plus tôt, en 2018, on était à cette même manifestation, qui a lieu chaque année. On y a vu beaucoup, beaucoup de néonazis, qui n’étaient d’ailleurs pas tous polonais, avec des croix gammées tatouées. C’est glaçant. Pendant le tournage, Marie s’est fait agresser : par deux fois, elle a été bousculée, parce qu’elle a la peau noire.
Sur vos images, on voit qu’il y a assez peu de manifestants pour beaucoup de policiers qui les encadrent. Ils suivent le pas pour une question de sécurité, mais on a surtout l’impression qu’ils défilent avec eux…
K. M. : Certains le font, effectivement. Il y a une scène dans laquelle un vieil homme nationaliste prend à parti une jeune femme d’origine juive qui s’oppose à la manifestation, en disant avec une violence inouïe que les Juifs sont des fascistes. C’est hallucinant. Et le policier qui gère la situation demande à la femme de se taire, pas à cet homme. C’est difficile pour moi qui suis d’origine polonaise : j’aurais préféré ne pas montrer ces images. Mais c’est ce qui se passe. On nous a déjà demandé pourquoi nous n’allions pas filmer des manifestations de ce genre au Luxembourg ou en Belgique, mais il n’y en a pas, ou moins, et elles ne sont pas aussi violentes. Malheureusement, en Pologne, on peut dire à quelqu’un en pleine journée « Mort aux gays » ou « Mort aux Juifs ». C’est assez terrifiant.
J’ai l’impression que ça ne va pas mal se finir (…) Les gens n’ont jamais été aussi lucides
Et puis il y a ce moment insoutenable : alors que vous filmez une discussion dans un parc, un homme qui passe à vélo s’arrête et lance des injures homophobes. Vous continuez à filmer, mais derrière la caméra, comment réagissez-vous ?
P. P. : Au moment où l’incident s’est passé, je n’ai pas vraiment réalisé. J’étais derrière l’écran et je filmais le dialogue, j’ai réalisé trop tard ce qu’il s’était passé. Il avait jeté le drapeau (arc-en-ciel) sur notre assistant et était déjà bien plus loin.
K. M. : Ça peut tourner mal. Ça arrive. On a appris après coup que ce mec avait tabassé un homme parce qu’il était juif. Aujourd’hui, il est en prison. Heureusement, il y a une justice, et de plus en plus de gens s’opposent. Le problème de la Pologne, c’est qu’il y a un gouvernement plutôt consensuel, dans le sens où on ne condamne pas, comme le faisait Donald Trump (NDLR : aux États-Unis). Si on ne condamne pas, on permet à des gens en pleine journée de crier leur haine. C’est problématique pour l’ordre public, au final. Ces derniers mois, la situation se reprend un peu, parce qu’il y a beaucoup de jeunes et de femmes qui manifestent. Aux dernières élections, même si ça n’a pas suffi, il y avait beaucoup plus de participation que les années précédentes. J’ai l’impression que ça ne va pas mal se finir. Ça va changer : la pandémie en est l’une des raisons, mais les gens n’ont jamais été aussi lucides.
Entretien avec Valentin Maniglia
Markiewicz et Piron aussi en VR
«Suffit-il d’être humain pour être embarqué dans l’histoire, ou faut-il toujours être engagé pour s’engager ?» La question, posée par Karolina Markiewicz, est celle qui a catalysé le projet Putain de facteur humain, une œuvre en réalité virtuelle présentée lors du LuxFilmFest en mars dernier, à l’abbaye de Neumünster, au Pavillon VR. Une question liée aussi au documentaire Les Témoins vivants, développée dans cette expérience de cinq minutes de façon «beaucoup plus abstraite et poétique».
La pandémie a obligé Putain de facteur humain à être présenté en décalage avec l’exposition immersive «PFH*», qui avait pris ses quartiers au CNA à Dudelange en mars 2020… une semaine avant le premier confinement, avant de rouvrir, deux mois plus tard, légèrement modifiée pour s’aligner sur le protocole sanitaire. Mais le saut temporel d’un an n’altère en rien la force de l’œuvre, et Les Témoins vivants finit de tisser les liens avec le projet protéiforme «PFH*» : l’exposition au CNA présentait par exemple des vidéos qui évoquaient l’Holocauste et le nationalisme en Pologne, deux sujets qui sont au cœur du documentaire. En un sens, les deux œuvres sont complémentaires, et touchent, chacune à sa manière, aux mêmes thématiques et aux mêmes questionnements. «On voit « PFH* » comme un terrain de réflexion, une confrontation d’idées», affirmait Karolina Markiewicz au Quotidien en mai dernier, lors de la réouverture de l’exposition. Ce terrain de réflexion, le «positionnement de l’être humain à travers l’histoire» qui est le sujet de leur pièce en VR, ils le filment dans Les Témoins vivants.
«On est fiers que (Putain de facteur humain) ait été sélectionné», conclut Karolina Markiewicz. «On a beaucoup travaillé sur cette autoproduction. C’est dur d’autoproduire, d’autant que nous n’avons pas pu la montrer à cause de la pandémie.»
V. M.