En s’appropriant à son tour le célèbre cowboy, Blutch rend hommage à l’enfance et prouve qu’une «reprise» peut-être à la fois sincère et surprenante.
L’histoire
Pour Lucky Luke, c’est le repos. Une dernière mission et enfin le calme! C’est du moins ce qu’il croit, avant qu’une petite fille ne le menace d’une arme en criant «Les bras en l’air, coyote!». Le cowboy reprend la situation en main et découvre que cette petite fille, Rose, vit seule avec son frère, Casper, dans une cabane isolée, leurs parents ayant disparu. Lucky Luke décide de les ramener au shérif, en ville, mais il réalise vite qu’il devra, jusque-là, jouer à la nounou avec ces enfants particulièrement turbulents! Un rôle totalement inattendu pour lui…
À cette cadence, c’est du jamais vu! Depuis trois mois, en effet, on ne compte plus les albums de «reprise», aux figures éternelles : Astérix, Gaston Lagaffe, Spirou, Blake et Mortimer, Corto Maltese… Tous ont eu le droit à un récent hommage. On y distingue toutefois deux groupes : ceux qui pour des raisons de gros sous, de patrimoine, de droit d’auteur ou de nostalgie, jouent à fond la carte du mimétisme, quitte à perdre la saveur initiale. Et les autres, plus libres dans l’interprétation, qui osent sortir des sentiers battus selon une équation purement financière : moins de vente, plus de création! Parmi ces œuvres, citons notamment la réussite d’Émile Bravo qui a transposé Spirou à la Seconde Guerre mondiale. Et celle de Lucky Luke.
Oui, le cowboy solitaire traîne toujours sur Jolly Jumper, infatigable justicier dans un monde de brutes (et d’abrutis). C’est le Belge Morris qui l’a créé en 1946 et l’a dessiné jusqu’à sa mort en 2001 (avec René Goscinny, longtemps au scénario). Il l’a ensuite légué à Achdé, qui a signé jusqu’ici onze albums (dont les quatre derniers avec Jul). Puis en 2016, cette fine gâchette a été reprise par d’autres dessinateurs à travers une série qui se définit selon une formule sans ambiguïté : «Lucky Luke vu par…», soit une version personnelle des histoires dans l’Ouest sauvage du héros et de sa monture.
«Un air connu de tous»
Matthieu Bonhomme s’y collera le premier (il signera deux albums dont l’excellent L’Homme qui tua Lucky Luke), puis dans la foulée Guillaume Bouzard (et ses Dalton «daltoniens»), Ralph König (façon Brokeback Mountain) et enfin Mawil. Blutch est donc le cinquième, et à la vue de sa passion pour le personnage, c’est logique (même si son pseudonyme lui vient des Tuniques bleues). «J’ai comblé un fantasme de gosse. C’est l’album que je rêvais d’avoir quand j’étais enfant», dit-il. Une obsession visible dans les souvenirs du savoureux Petit Christian, double autobiographie du Grand Prix 2009 du festival d’Angoulême. Dedans, questionnant ses racines alsaciennes, il faisait notamment gambader Lucky Luke le long de la frontière allemande sur la mélodie d’O Tannenbaum…
Et comme Blutch est resté un grand enfant, le revoilà, cent ans jour pour jour après la naissance de Morris, à s’amuser de nouveau avec le cowboy le plus connu de la BD. Mais pas n’importe comment, comme il le précise sur le site de Dargaud : «Il s’agit d’un retour aux sources. Même si par ailleurs, je compose, avec Lucky Luke, je reprends un air du répertoire connu de tous. Une partition délicate car, tout en y insufflant mon tempérament et mes thèmes de prédilection, j’ai tenté de rester fidèle à l’esprit» de l’œuvre.
Soit celui de Morris et de Goscinny, avec un attachement plus fort pour ce dernier. «Se mettre dans ses pas, c’est suivre sa cadence infernale!» Avec lui, en effet, «pas de bavardage ni de littérature, mais de nombreux rebondissements, des ellipses…».
Le héros et sa monture «intègres»
Jusque dans les personnages, la référence est immuable : «Chez Goscinny, les histoires sont peuplées de méchants imbéciles, d’incompétents satisfaits, de braves gens chez qui l’opportunisme le dispute à la veulerie, où seuls le héros et sa monture se montrent intègres au milieu d’une société qui ne les mérite pas». Dans Les Indomptés, Lucky Luke a ainsi affaire avec un shérif paresseux, à des langues de vipère aux relents populistes ou à d’autres adultes, lassés plus vite que lui d’une fratrie incontrôlable (la bourgeoise, l’institutrice).
Car dans cet épisode sans Dalton ni Rantanplan, le justicier affronte toute une famille de brigands dont l’aîné qui file un mauvais coton, le cadet qui a tout le temps faim, et la benjamine au caractère très trempé. «J’ai les mêmes phénomènes chez moi !», reconnaît Blutch, qui dédicace l’album à ses enfants.
Sincérité et fraîcheur
Cette nouvelle mouture de Lucky Luke montre en tout cas une chose : que l’on peut respecter les mythes tout en y apportant une vision propre et décomplexée. Ici, en effet, Blutch suit son modèle à la trace dans le rythme, les couleurs et le langage, puisant aussi «avec jubilation» dans le répertoire du cowboy : les panneaux d’entrée de ville, la danseuse de cabaret au grand cœur, les commentaires de Jolly Jumper, la rapidité au tir, la bagarre au saloon…
Mais l’auteur y apporte aussi juste ce qu’il faut pour s’en détourner, avec son ton intime, comme son dessin et ses dialogues si caractéristiques. Un peu de sincérité et de fraîcheur qui font du bien dans un milieu où les légendes ne s’apprécient trop souvent qu’en termes de réputation et de rentabilité. Gare à eux : Lucky Luke veille!
Les Indomptés, de Blutch. Dargaud.