Au lycée technique d’Ettelbruck, un maître maraîcher apprend à ses élèves une culture pratiquement disparue : celle des semences traditionnelles. Une petite graine rebelle qui porte déjà ses fruits.
Quel est le point commun entre une pomme de terre et une banane? L’histoire, et ses leçons. Prenons la grande famine irlandaise du milieu du XIXe siècle. Elle n’aurait pas pu avoir lieu sans la dépendance des Irlandais aux pommes de terre, nourriture de base des paysans. Et surtout, sans l’uniformisation de la culture du tubercule, qui a permis au mildiou, une maladie, de ravager les récoltes. Les Irlandais en ont alors tiré une leçon, que résume Frank Adams : «Plus on réduit la biodiversité, plus il y a de risques.»
Or, poursuit ce maître maraîcher, l’homme moderne n’a pas vraiment évolué. «Aujourd’hui, on vit la même chose, par exemple avec les bananes. Pour des raisons économiques, on ne trouve pratiquement plus que la variété Cavendish. Mais cette monoculture a favorisé le développement d’un champignon qui parasite les récoltes. » Les sportifs ont des soucis à se faire pour leur fruit préféré, car la plupart étant proches sur le plan génétique et stériles, nos bananes jaunes sont menacées de disparition!
Jusqu’à 80 000 graines dans un seul plant!
«La nature nous enseigne que seule la biodiversité protège d’un désastre majeur. Mais on a perdu de vue la nécessité d’avoir une biodiversité génétique de nos plantes alimentaires, y compris au Luxembourg», plaide Frank. Né près de Hambourg, cet Allemand est arrivé au Grand-Duché grâce au jardin du Grand-Château d’Ansembourg, dont il est tombé amoureux dans sa jeunesse. Profitant du départ à la retraite de son jardinier, il a pu, pendant des années, développer son art de maître maraîcher dans «ce magnifique jardin à la française, avec sa grande collection de plantes», et où «le but n’est pas la productivité mais la qualité». En d’autres termes, le durable et le bio. Mais, la cinquantaine arrivant, l’envie de transmettre son savoir devint plus grande : «Je me suis dit que j’avais bien profité de ce jardin paradisiaque, et qu’il était temps de partager mon savoir autrement… J’ai décidé d’aller au lycée technique d’Ettelbruck.» Chargé d’éducation formation professionnelle et continue, il y forme notamment ses élèves à la production de graines artisanales. «Le but est de sauvegarder le patrimoine génétique des semences traditionnelles.» C’est-à-dire celles qu’on peut reproduire, à la différence des semences industrielles qui sont stériles et que l’on doit racheter chaque saison.
Dans les serres du lycée, on trouve une bonne vingtaine de légumes et herbes aromatiques : haricot, laitue, tomate, choux, poireau, oignon, céleri, carotte, basilic, concombre… Chacun et chacune étant donc un réservoir à semences : «Un plant de céleri compte jusqu’à 80 000 graines, une laitue 20 000 graines. De quoi se constituer un stock de graines pour cinq ans!» Pour commencer ce projet, il s’est approvisionné auprès de semenciers bios en Allemagne, France, Belgique… Pas au Luxembourg? «En 2011, on a fait une enquête pour trouver une variété de semences au Luxembourg, sans succès», déplore- t-il.
«Je touche au moins une fois chaque plante»
Reste que la culture du bio est loin de faire consensus au Luxembourg : elle ne dépasse même pas les 5 % de l’agriculture totale. Frank a donc conscience de nager à contrecourant, même s’il se refuse à mettre en balance les deux modèles : «Les deux ont leur utilité, je ne combats rien. Vous savez, ma famille a connu la famine après la Seconde Guerre mondiale, et l’agriculture conventionnelle a alors sauvé beaucoup de vies.» Néanmoins, il admet des différences fondamentales : «Là où l’agriculteur conventionnel travaillera sur du gros volume avec ses machines, le maraîcher, lui, touche au moins une fois chaque plante, pour prendre la graine, la semer, mettre un tuteur, récolter…»
Autre différence, la semence artisanale ne rentre pas dans les cases : «Pour pouvoir commercialiser une graine, il faut qu’elle figure dans un catalogue officiel. Or les graines artisanales ne répondent pas toujours aux critères d’homogénéité ni à la valeur économique souhaitée.» En gros, si elles ne sont pas calibrées pour nourrir le monde entier, ces graines sont considérées comme inutiles. Ajoutez à cela que les semences artisanales demandent plus de main d’oeuvre et d’attention qu’une semence industrielle, et vous comprendrez pourquoi avoir une production locale et variée s’avère difficile.
Pourtant, Frank ne se décourage pas. Conscient que la biodiversité répond à des lois qui dépassent ces considérations économiques. Et heureux de voir que la relève est là : «Ici, au lycée, on forme surtout de jeunes adultes, notamment des adultes qui se recyclent : journaliste, couturier, consultant financier…»
L’un de ses élèves a d’ailleurs donné naissance au projet Terra. Si vous vous promenez sur les hauteurs de Mühlenbach, à Luxembourg, allez faire un tour dans ce jardin communautaire et bio. Vous serez agréablement surpris!
Romain Van Dyck