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Les femmes brûlent les planches du théâtre nô


Considéré comme l'une des formes théâtrales les plus anciennes au monde, le nô a vu le jour au Japon au VIIIe siècle et a été raffiné vers sa forme actuelle à l'époque Muromachi (1336-1573). (Photo : afp)

Au Japon, le nô, l’une des plus anciennes formes théâtrales au monde, reste majoritairement pratiqué par les hommes. Mais Mayuko Kashiwazaki a brisé les tabous en amenant sur scène une pièce majeure du nô… jouée par des femmes.

Mayuko Kashiwazaki déclame son texte d’une voix gutturale et danse avec grâce sur le plancher poli de la scène, dans le rôle principal d’une pièce de théâtre nô interprétée majoritairement par des femmes, une rareté dans cet art traditionnel japonais. Contrairement à d’autres spectacles traditionnels comme le kabuki ou le sumo, le nô s’est ouvert aux femmes depuis plus d’un siècle, mais celles-ci, encore peu nombreuses, peinent à s’imposer dans ce monde masculin où l’on est souvent acteur de père en fils.

Selon l’association japonaise de nô, les femmes représentent à peine 15 % des 1 039 artistes professionnels inscrits. «Le nombre d’opportunités pour les femmes de se produire sur scène est relativement limité», dit Mayuko Kashiwazaki, 43 ans. «C’est notamment dû au fait que le public est généralement d’un âge assez avancé, et a souvent l’idée que le nô est une forme d’art masculine.»

Convaincue néanmoins qu’il est «nécessaire pour les femmes de construire leur avenir dans le nô», l’artiste a joué début mars à Tokyo le rôle principal de Dojoji, une pièce majeure du répertoire de nô contant la vengeance d’une femme éconduite. Masquée et vêtue d’un kimono richement brodé, elle y alterne pantomimes dansées et déclamations lyriques dans le style caractéristique du nô, avant de se cacher sous la gigantesque cloche d’un temple bouddhiste et d’en ressortir transformée en dragon à la crinière rouge feu.

«Dojoji est extrêmement importante pour les acteurs de nô»

Encouragée par son professeur, au sein de l’une des cinq familles de nô formant des acteurs depuis plusieurs siècles, elle a également voulu faire appel au plus grand nombre possible de femmes pour cette pièce. «Dojoji est extrêmement importante pour les acteurs de nô, il faut être chanceux pour pouvoir la jouer ne serait-ce qu’une fois dans sa vie», explique Mayuko Kashiwazaki. «J’ai pensé qu’il serait formidable de la mettre en scène avec d’autres artistes féminines.» «Jusqu’à présent, il était rare d’avoir autant de femmes dans le chœur et parmi les musiciens sur scène», remarque Yoko Oyama, 42 ans, qui joue du «kotsuzumi» (petit tambour) dans la pièce. «Ce sont non seulement des femmes, mais la plupart sont encore de jeunes artistes, ce qui rend ce spectacle encore plus unique.»

Tous les rôles n’ont cependant pas pu être pourvus par des femmes, explique Yasuaki Komparu, 72 ans, le maître de nô de Mayuko Kashiwazaki. L’un des tambours sur scène, dit-il, nécessite par exemple une grande force physique, et peu de femmes le pratiquent. Et «il n’y a pas de femmes « waki » (NDLR : rôle secondaire dans le nô incarnant souvent un personnage de moine), qui ne portent pas de masque et ne jouent pas de rôles féminins, cela a toujours été comme ça», ajoute-t-il.

Il y a des artistes de nô extraordinaires, mais le public a tendance à rechercher un certain type (…) En conséquence, les femmes ont moins d’occasions de se produire

Mayuko Kashiwazaki a découvert le nô quand elle était étudiante, charmée par ses drames lyriques et par la gestuelle stylisée à l’extrême des acteurs dans un environnement dépouillé, avec souvent pour seul décor un pin représenté au fond de la scène. «J’ai été fascinée par la beauté de cet art japonais et j’ai pensé que je ne pourrais vraiment le comprendre qu’en le pratiquant moi-même», explique-t-elle. Mais son enseignante de l’époque a tenté de la dissuader de rentrer dans le monde du nô, ayant elle-même éprouvé les difficultés que rencontrent les femmes dans ce milieu.

Considéré comme l’une des formes théâtrales les plus anciennes au monde, le nô a vu le jour au Japon au VIIIe siècle et a été raffiné vers sa forme actuelle à l’époque Muromachi (1336-1573), comptant alors des femmes dans ses rangs. À l’époque Edo (1603-1868), où le nô s’épanouit sous le mécénat du shogunat, les femmes se voient cependant interdire la scène dans le cadre d’une répression gouvernementale de la liberté individuelle et d’un contrôle de la moralité. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les femmes peuvent de nouveau pratiquer cet art.

«Les femmes ont moins d’occasions de se produire»

Elles devront attendre 1948 pour pouvoir être reconnues comme professionnelles du théâtre nô, qui a été inscrit en 2008 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco. «Hommes ou femmes, il y a des artistes de nô extraordinaires, mais le public a tendance à rechercher un certain type de nô, avec une idée bien arrêtée de ce qu’il doit être», regrette Mayuko Kashiwazaki. «En conséquence, les femmes ont moins d’occasions de se produire. Or, c’est en montant sur scène régulièrement et en accumulant de l’expérience que l’on progresse. Ce manque d’opportunités crée un cercle vicieux.»

«Les acteurs hommes et les femmes ont chacun leur charme propre, et s’ils utilisent ces forces à leur avantage, nous auront davantage de spectacles magnifiques», estime Masae Matsuzaki, une spectatrice de 66 ans, après la représentation. «Cette pièce m’enthousiasme beaucoup», a déclaré Kazuaki Ieda, 40 ans, jugeant que cela était peut-être «l’avenir du nô» au Japon.