Bien sûr, il y a l’«abrazo» (étreinte), l’équilibre, le guidage… Mais pour beaucoup de danseurs émérites de tango, dont le Mondial se déroule jusqu’à dimanche à Buenos Aires, la chaussure, chez la femme surtout, est la clef d’un tango épanoui.
Maria Teresa Schuster ôte ses bottines de ville, enfile ses talons hauts argentés, s’avance sur la piste de danse. «La chaussure de tango, c’est très spécial. Pour moi, il faut qu’elle brille, qu’elle ait un beau talon, qu’elle me fasse sentir plus forte, plus puissante», confie cette cardiologue de 72 ans, habituée de la «milonga» (local de bal tango) Parakultural. «Quand je mets les chaussures, j’ai l’impression d’enfiler des gants de façon suggestive, pour me préparer à quelque chose de très intense. Les chaussures sont comme un permis de voler. Elles doivent mouler le pied, faire ressentir comme une caresse», insiste cette mordue de tango depuis une vingtaine d’années.
Toutes les danseuses n’ont pas forcément une relation fusionnelle avec leurs «tacos» (chaussures à talon haut), mais beaucoup en soulignent la centralité : esthétique, anatomique ou pratique. Le talon haut emporte les suffrages, même s’il n’est en rien obligatoire. Pour Carla Marano, danseuse professionnelle internationalement reconnue, «la courbe de la jambe prend une tout autre esthétique, meilleure à mon sens, quand on danse en talons. Et c’est fonctionnel : danser en talons hauts permet de basculer plus facilement le poids du corps vers l’avant, sur le métatarse et les orteils, ce qui est essentiel dans le tango».
«Vecteur fondamental»
Dans un ouvrage digital collectif, En talons, compilé en 2020 pendant le confinement, la musicothérapeute et professeure de tango Marina Kenny avait convié une douzaine de grandes danseuses à évoquer leur relation à leurs chaussures. «C’est comme la guitare pour la guitariste, le balai pour le balayeur, le couteau pour le cuisinier», écrivait l’une d’elles, Mariela Sametband. «C’est l’instrument à travers lequel nous nous exprimons. Bien sûr, c’est notre corps qui bouge, qui résonne (…), mais les chaussures sont un vecteur fondamental, car elles nous relient au sol.»
S’il est des chaussures qui marchent, ce sont celles de la marque Comme il faut (en français), un magasin spécialisé du quartier de Recoleta, ouvert il y a 20 ans par deux associées surfant sur le retour en vogue du tango, après des décennies de désuétude depuis son âge d’or, des années 1940 à 1955 environ. Regain acté par son inscription en 2009 au Patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco. «J’ai commencé en faisant mes propres chaussures parce que je n’aimais pas celles sur le marché. Des femmes m’ont demandé d’où je les tenais et le bouche-à-oreille a fonctionné», explique Alicia Muñiz. «Puis, j’ai incorporé des matériaux inédits, de la dentelle, des imitations léopard…»
Cahier des charges
Bien sûr, l’apparence importe : «Quand tu danses, ce sont tes pieds que les gens regardent. Il faut que cela soit beau.» Mais au-delà du design, la chaussure de tango est tout un cahier des charges : des semelles quasi indestructibles injectées d’un fil d’acier – cruciales pour le tango acrobatique – et qui s’arrêtent exactement où s’arrêtent les orteils, surtout pas de pointe qui gênerait certaines figures, un bracelet qui tient bien la chaussure…
«L’âme de la chaussure, c’est l’arc», qu’il faut mettre un soin particulier à choisir, pour épouser à la perfection la voûte plantaire. Quant au talon, «le plus haut, c’est 9,5-10 cm. Au-delà, tu ne peux plus danser sans te tordre les chevilles. En deçà, il y a tous types de tailles intermédiaires», précise Alicia Muñiz, qui fait également des chaussures pour hommes, elles aussi au talon légèrement surélevé.
Quand tu danses, ce sont tes pieds que les gens regardent. Il faut que cela soit beau
Comme il faut – nom emprunté au titre d’un tango de 1917, sur un amour parisien perdu – vend aujourd’hui quelque 15 000 paires par an, exporte au Japon, aux États-Unis et en Europe. Et fournit des spectacles de professionnels à Buenos Aires. Les accessoires du tango sont devenus «une niche, un négoce», tempère Marina Kenny, sans pour autant les sous-estimer.
Et nul doute que les immigrants impécunieux de Buenos Aires de la fin du XIXe siècle, présumés inventeurs du tango, n’avaient d’autres «chaussures de tango» que celles, usées, du jour. Car le tango, rappelle la danseuse et professeure Cecilia Piccini, est avant tout une expérience, une forme de «quête interne» qui, selon elle, invite à «sympathiser avec ses pieds pour qu’ils puissent parler, décider. Les pieds d’abord, les chaussures après».