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Lemire et Sorrentino sèment la terreur


Avec Le Mythe de l’ossuaire, le duo unit à nouveau ses forces pour une série coincée entre H. P. Lovecraft et David Lynch, où se mêlent horreur, thriller et mystères en pagaille. Tremblez, pauvres mortels !

C’est ce que l’on appelle une équipe qui gagne, en place depuis 2012 et un premier travail en commun sur Green Arrow. Soit d’un côté, Jeff Lemire, auteur canadien ô combien prolifique dans le domaine du comics américain, et de l’autre, l’étonnant dessinateur Andrea Sorrentino, aux planches déstructurées et à l’univers ténébreux.

Le dernier coup de maître du duo est assez récent, récompensé en 2019 du prix Eisner de la meilleure nouvelle série : Gideon Falls, cinq tomes (dans sa version française) à l’ambiance particulièrement poisseuse et malsaine. Et histoire de poursuivre l’expérience dans cette veine horrifique, le tandem remet le couvert avec une autre saga, lancée l’année dernière aux États-Unis : Le Mythe de l’ossuaire.

L’idée derrière ce tout nouveau travail, édité en France par Urban Comics avec la sortie simultanée de deux ouvrages (Le Passage et Des milliers de plumes noires), est détaillée par Andrea Sorrentino à la fin du premier : «Explorer et expérimenter plusieurs aspects du genre» à travers des récits terrifiants aux formats divers et concis. Si ce projet pourrait englober, selon ses propres dires, des «centaines d’histoires», toutes doivent bâtir «un univers cohérent» qui, au final, «récompensera le lecteur prêt à s’investir complètement dans le projet».

Un ensemble de livres, donc, qui pourront s’apprécier de manière indépendante, mais qui seront liés par une mythologie commune : celle de l’ossuaire et ses créatures ensanglantées.

Concrètement, après une courte introduction où l’on découvre un écrivain, qui a la mauvaise idée de s’isoler dans une vieille demeure pour retrouver l’inspiration, on entre dans le vif du sujet avec John Reed, géologue de son état, qui se rend dans un phare isolé du monde pour enquêter sur un phénomène étrange : un puits d’apparence sans fond. Il sera accueilli par son étrange gardienne et son frère, tout aussi inquiétant… Des Milliers de plumes noires se veut plus approfondi avec Jackie et Trish, deux amies qui partagent la même passion pour la littérature «fantasy». Quand la première disparaît soudainement, la seconde revient enquêter pour découvrir ce qui s’est réellement passé, quitte à réveiller de monstrueux souvenirs…

Et si rien de tout ça n’était réel?

Ici, le gore n’est jamais frontal, les auteurs préférant, comme ils le reconnaissent, construire un «monde inquiétant» fait de multiples indices et flash-back censés lier les différentes histoires entre elles : on y trouve ainsi des trous, cercles, plumes et masques. Le tout dans un univers coincé entre réel et surnaturel, avec ses cauchemars, ses hallucinations et ses disparitions. Cela a même un nom : «l’horreur existentielle», qui tiendrait du «frisson ressenti par un individu face aux circonstances tragiques de l’existence», précisent-ils. Deux références évidentes s’imposent alors d’elles-mêmes : H. P. Lovecraft (auteur, rappelons-le, du Mythe de Cthulhu) et David Lynch, pour l’approche glaçante et labyrinthique dans laquelle «réalité et imaginaire n’est qu’une ligne ténue et floue».

Si pour l’instant, dans un désir d’en révéler le moins possible au début, Le Mythe de l’ossuaire ne révèle pas grand-chose (en attendant d’en savoir peut-être plus avec un troisième tome, La Demeure, déjà dévoilé outre-Atlantique sous le titre The Tenement), il en ressort tout de même deux certitudes. D’abord que le talent de Jeff Lemire pour concocter des récits intimistes, et où l’atmosphère prime sur l’action, est inépuisable. Avec lui, on avance en effet d’un pas méfiant vers la folie et la peur, au cœur d’un mystérieux puzzle où s’emboîtent horreur et thriller psychologique. Ensuite que celui de son compère Andrea Sorrentino, aux dessins époustouflants qui explosent les pages et jouent avec les détails, est tout aussi bluffant. Tel un détective, dans des allers-retours aliénants, on cherche alors à saisir le fil rouge, celui qui doit mener à ce lieu terrifiant où les âmes semblent piégées et où se cachent des forces maléfiques. Si votre main tremble, c’est normal.