Organisé le 20 août 1972, Wattstax devait commémorer le septième anniversaire des émeutes de Los Angeles. Cinquante ans plus tard, l’intégralité de ce show de plus de sept heures est enfin disponible.
C’est une page d’histoire musico-politique encore méconnue : les enregistrements complets de Wattstax, le Woodstock afro-américain de 1972, avec Isaac Hayes en demi-dieu, sont enfin parus en cette fin de semaine. Jusqu’ici, il fallait se contenter des moments marquants avec deux albums parus en 1973 et la musique du documentaire Wattstax, montré la même année et réalisé par Mel Stuart. Insuffisant, toutefois, pour immortaliser plus de sept heures de show.
Un demi-siècle après la sortie du film, le label Stax, à l’origine de l’événement, publie différents disques, qui vont du simple best-of avec inédits au coffret «collector» gargantuesque. Tout commence en 1971, quand Stax, antre d’Otis Redding ou d’Isaac Hayes, basé à Memphis, ouvre une antenne à Los Angeles. Al Bell, dirigeant de Stax, prend alors le pouls des habitants du ghetto de Watts.
Une communauté «au bord du suicide»
En 1965, l’arrestation par des policiers blancs d’un jeune noir, Marquette Frye, lors d’un contrôle routier suivi d’une altercation avec des proches, déclenche une révolte dans ce quartier déshérité. Bilan : 34 morts, 4 000 arrestations, des dizaines de millions de dollars de dégâts. Al Bell, toujours en vie aujourd’hui, décrit dans le livret des habitants ayant «perdu l’espoir» six ans après les affrontements avec les autorités, comme «au bord du suicide».
«C’est véritablement le déclic! Al Bell rassemble autour de lui pour organiser l’été suivant un événement afin de redonner de la force à cette communauté», explique ainsi Guy Darol, auteur du livre Wattstax, 20 août 1972, une fierté noire, qui donne régulièrement des conférences sur le sujet. Les concerts à but caritatif donnés ce dimanche-là restent chez les connaisseurs comme le Woodstock noir.
Le Harlem Cultural, l’autre festival
Il y a pourtant eu un précédent en 1969 autour de la musique afro-américaine avec notamment Stevie Wonder, Nina Simone ou encore Sly and the Family Stone. Le Harlem Cultural Festival rassemble sur six journées espacées plusieurs centaines de milliers de personnes au total dans un parc en plein air à New York. Ce rendez-vous, extirpé des limbes récemment par le documentaire Summer Of Soul de Questlove (NDLR : batteur de The Roots, producteur), a donc été effacé des tablettes des curieux des musiques afro-américaines par Wattstax trois ans plus tard.
I am somebody
«Wattstax, toujours méconnu du grand public, prend le pas chez les spécialistes sur Harlem par son ampleur, avec 112 000 personnes pour une journée à connotation musicale et politique», éclaire Guy Darol. Dans le stade du Coliseum de Los Angeles en 1972, le révérend Jesse Jackson est le maître de cérémonie entre les shows. Cette figure de la lutte pour les droits civiques martèlera sa célèbre formule au micro : «I am somebody» («Je suis quelqu’un»).
Isaac Hayes sous ses chaînes en or
«Au départ, le festival devait s’appeler Wattstock, en référence à Woodstock, mais devient Wattstax car l’essentiel des artistes vient du label Stax», rappelle Guy Darol. À l’affiche, Isaac Hayes, The Staple Singers, Rufus Thomas, Albert King, The Bar-Kays, entre autres. Soit la collection de joyaux gospel, blues, soul et funk de Stax. Il y a deux moments cultes : d’abord Isaac Hayes, le «Black Moses» («Moïse noir»), torse massif sous chaînes en or, entame Shaft devant une foule galvanisée par Jesse Jackson.
Un tube d’ailleurs joué deux fois de suite en entier, sous prétexte d’un problème technique – peu perceptible sur disque. La tenue d’Isaac Hayes, c’est «le point de départ du dresscode dans le hip-hop, y compris dans sa dimension bling-bling, alors que le parcours du chanteur, qui vient de la misère et aide les démunis, le met à l’abri de toute critique», commente encore Guy Darol.
L’autre temps fort, c’est le concert de Rufus Thomas. Le public en délire quitte ses places assises pour se ruer devant la scène, ce qui n’était pas prévu. On entend le chanteur qui improvise des punchlines pour ramener le calme. «L’ambiance ne dégénère pas», raconte Guy Darol, et «Wattstax reste une démonstration de puissance totalement pacifique des Afro-Américains présents ce jour-là».