Tout Leonard Cohen se trouvait déjà dans ce livre, Un ballet de lépreux, refusé à l’origine par les éditeurs.
Longtemps, The Favourite Game, paru au Royaume-Uni en 1963, fut tenu pour le premier roman de Leonard Cohen. Également poète et chanteur, le Canadien glissa un jour dans une conversation que, dans les années 1950, il avait écrit un roman que les éditeurs refusèrent : «Mon vrai premier roman était probablement meilleur que celui qu’on considère comme mon premier roman», a-t-il regretté. Jugeons enfin sur pièce les propos de Leonard Cohen. Conclusion : il n’avait pas tort.
Auteur d’une œuvre importante, tant en poésie, en chansons (Hallelujah, Suzanne, So Long, Marianne…) qu’en romans (Les Perdants magnifiques, 1966; Le Livre de la miséricorde, 1984), Leonard Cohen (1934-2016) avait fait fort avec ce premier essai en littérature. Dans Un ballet de lépreux, on trouve tout ce qui allait faire, au fil du temps, le succès et l’univers du Montréalais. Oui, tout Cohen était déjà là.
On ne résiste pas longtemps à entrer dans ce ballet. Direction Montréal, années 1950. La «Beat Generation» bouillonne de l’autre côté de la frontière, avec Jack Kerouac ou William Burroughs; dans la ville principale du Québec, le phare s’appelle Leonard Cohen, depuis 1957 et la publication du recueil de poèmes Let Us Compare Mythologies. Comme lui, le narrateur d’Un ballet de lépreux est un Montréalais ordinaire, trentenaire. Des fois, il a envie de ne rien faire, de boire une bière – mais certainement pas de faire le clown psychédélique. Un jour, sa logeuse frappe à la porte, lui indique qu’on le demande au téléphone, depuis New York. Il décroche : un homme lui dit qu’avec sa femme, ils ne peuvent plus garder son grand-père. Lequel arrive, en train, à la gare de Montréal.
Aussi pétillant que bouleversant
On lit : «Mon grand-père venait habiter avec moi. Il n’avait nulle part ailleurs où aller. Ce qui était arrivé à tous ses enfants? Mort, ruine, exil – je le sais à peine. Mes propres parents sont morts de douleur. Mais il ne faut pas que je sois trop morose, au début, sinon tu me quitteras et cela, je crois bien, est ce que je redoute le plus». Le narrateur vit seul dans cette chambre exigüe que la logeuse lui loue neuf dollars. Avec l’arrivée du grand-père, la logeuse augmente le loyer – onze dollars. Elle «a trouvé un lit supplémentaire quelque part et l’a mis dans ma chambre. (…) Le pauvre vieux avait des problèmes de vessie, il fallait aussi qu’il crache fréquemment. J’ai été étonné qu’il parle bien l’anglais».
Vie nouvelle pour le narrateur. Un soir, il se tient devant la fenêtre et «essaye de faire le point sur (s)es propres sentiments». Un aveu du petit-fils à son grand-père : «Je suis content que tu viennes habiter avec moi. Je n’ai pas grand-chose, mais nous partagerons tout». Et l’imagination rêveuse de galoper : des trains parcourent encore et encore les prairies dorées de blé du Canada, et l’amie «Marylin m’aimerait pendant une saison. Quelqu’un soignerait et recoudrait un front entaillé… avec mon grand-père à côté de moi, pour je ne sais quelle raison que je ne souhaitais explorer, calant ma respiration sur la sienne, j’appartenais enfin au monde palpitant de l’amour».
Mais la fréquentation quotidienne de ce grand-père (qui ne manque pas une occasion de draguer la logeuse) aura-t-elle une influence sur le comportement du narrateur ? Au bureau, le voilà qui persécute un collègue. Il s’en prend aussi à un pauvre type. Cruel, il est devenu… Fourbe aussi : au grand-père, il promet qu’il se mariera avec Marylin, alors qu’il n’a jamais envisagé le mariage… Un ballet de lépreux, roman complété de seize nouvelles, c’est le grand mélange définitif, aussi pétillant que bouleversant, de l’amour et de la mélancolie.
Un véritable nord americain, avec une vie dure comme un hiver montrealais. Mais il est comme un escalier d une demeure typique de la ville, reserve et mysterieux. On n ose pas la monter cette echelle, sans y etre invite.