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« Le Visage de Pavil » : la grande évasion de Jeremy Perrodeau


L’auteur, habitué à mélanger science-fiction et aventure, concocte une histoire douce, ouverte sur la contemplation, le mystère et l’anthropologie. Avec des résonances, elles, bien réelles.

Oui, Jeremy Perrodeau aime les grands espaces, les paysages naturels et les univers lointains, difficiles à enraciner dans un temps et une zone géographique bien précis. Avec lui, l’aventure se fait en effet sans boussole ni carte. Guide inspiré et inspirant, on est, par le passé, parti avec lui à la découverte d’une plage déserte (Isles, La Grande Odyssée, 2013), puis d’une planète sauvage (Crépuscule, 2017), avant de se perdre dans les méandres de la psychologie (Le Long des ruines, 2020). Dix années de folles pérégrinations qui ont fait de lui un auteur rare et exotique, répondant parfaitement aux goûts des éditions 2024, singulières à plus d’un titre.

Pour le coup, ici, l’exploration se veut plus contenue et le voyage moins renversant, selon un principe qui, régulièrement, l’agite : «bousculer» ses habitudes et sonder de «nouvelles zones narratives et graphiques». Plutôt que d’imaginer un personnage défrichant une terra incognita sans limites (comme dans les jeux vidéo dont il se réclame), Jeremy Perrodeau le coince dans un endroit dont il ne peut pas partir. Un endroit imaginaire, une île mystérieuse, interdite et coupée du monde, un peu comme celle «des morts» du peintre Arnold Böcklin, en plus accueillante. Une sorte d’Atlantide fantasmée.

L’étranger qui y pénètre s’appelle Pavil. Il vient de tomber du ciel avec son aéronef, en panne. Est-il seulement ce qu’il prétend être : un scribe ? Ne serait-il pas plutôt un espion ? En tout cas, selon les codes qui régissent ce petit territoire autonome, on ne peut lui refuser l’hospitalité. Il y est donc accueilli, à condition de respecter des règles essentielles avant de repartir vers l’Empire d’où il dit venir : et d’un, participer aux diverses tâches de la communauté, «où tout appartient à tout le monde», et de deux, rester éloigné des «zones sacrées» et des «célébrations» mystiques qui semblent ici déterminer les manières de vivre et de penser.

C’est ainsi qu’il se retrouve plongé dans le quotidien de Lapyoza, village perdu d’un archipel battu par les vents. Loin de l’agitation, il observe alors les rituels qui rythment la vie de cet écosystème et de ses habitants (composés d’artisans et de pêcheurs), dont les plus étranges et secrets : récolter ces masques flottant sur l’eau, changer le visage d’un immense totem, glaner de curieux artefacts et les fondre ensemble… Autant de mystères qui guident Pavil vers cet îlot interdit surmonté d’une plateforme, juste de l’autre côté de la baie : là où vit celui que personne ne voit et que tous vénèrent, Hodä. Mais que cherche d’ailleurs cet «invité», qui fouine, pose des questions, prend des notes? Sa présence est-elle si fortuite?

Chez Jeremy Perrodeau, on retrouve certaines constantes, comme les ruines, les fouilles, les artefacts, et ce penchant toujours intact pour l’expédition. Dans Le Visage de Pavil, elles prennent toutefois d’autres chemins, plus énigmatiques encore. Sur le fond, il enferme son récit dans un huis clos, oublie son habituel bestiaire fantastique et évite d’employer la violence. Sur la forme, sous un trait clair, précis, il développe une histoire en couleur – une première pour lui. Avec ces moments de silence et ces doubles pages sans le moindre mot pour troubler la quiétude des lieux, l’auteur laisse planer le doute et invite, tel un ethnologue, à méditer sur le rapport à l’autre, comme les mécanismes d’ouverture et de repli sur soi.

Dans une intrigue détendue et un paysage qui tient aussi bien du folklore de The Wicker Man, du Voyage de Chihiro et, selon ses précisions en fin d’ouvrage, du mythe de Hou Yi (une légende chinoise), Jeremy Perrodeau joue la carte du dépaysement et de la contemplation en suivant la vie de ce peuple, des mythes fondateurs aux détails de la vie sociale, qui prône la collectivité et la pensée animiste. Malin, en creux, dans un style graphique décidément proche de Brüno, il distille quelques pensées sur l’exil, l’impérialisme, le réchauffement climatique et l’effondrement propre à toute civilisation qui cherche à grandir sans prendre en compte ses ressources. Pour le coup, ça n’a plus rien d’utopique.

L’histoire

Un aéroplane s’écrase dans les champs sur les hauteurs de Lapyoza, un village isolé situé sur une île aux confins du monde, une architecture flottante construite sur pilotis au-dessus des ruines englouties d’une civilisation disparue. Loin de l’Empire et de l’administration pour laquelle il travaille, Pavil est contraint de passer quelques semaines dans ce territoire autonome avant l’arrivée du bateau qui le ramènera d’où il vient. Pendant cet exil, à l’ombre du grand totem aux mille visages et dans l’horizon d’un îlot mystérieux, il rencontre Yunï, une plongeuse, et s’initie aux coutumes de cette communauté recluse.