Cinéaste culte des années 1980, Jean-Jacques Beineix se glisse en littérature. À 73ans, avec brio, il signe son premier roman: Toboggan. L’histoire d’un amour fou, d’un amour révolu et déçu…
Dans les années 1980, il fut un prince trentenaire du cinéma français. Un prince mal-aimé, peu aimé. Il signa des films devenus cultes (Diva, La Lune dans le caniveau ou encore le magnifiquement sulfureux 37°2 le matin) même si la critique l’éreinta. Aujourd’hui, à 73 ans, Jean-Jacques Beineix regarde de loin ce cinéma où «il n’y a de la place que pour les maîtres d’œuvre et plus pour les artistes», pour lequel il nourrit encore de beaux projets mais qui ne lui assurerait pas sa liberté de création. Ne jouant pas la résignation, il a rebondi. Dans le monde des mots. En littérature. Ainsi, en ce printemps, septuagénaire magnifique, il s’est glissé en librairie avec un premier roman, titré simplement Toboggan. Récemment, il confiait : «J’aime les mots», et a voulu explorer ce «moment où l’on se rend compte que l’on est arrivé à son dernier grand amour».
Oui, la vie est un toboggan. Même la vie amoureuse. Inexorablement, immanquablement, on glisse vers le bas. Toujours. Ne jamais l’oublier. Ce que découvre le personnage principal du roman de Jean-Jacques Beineix. La soixantaine, hier réalisateur connu et reconnu, il fait depuis du surplace côté cinéma. Il n’a plus guère d’inspiration. Ce qui ne l’a pas empêché de vivre les beaux jours avec Solène de Beauregard, surnommée «Cunégonde», une jeune femme de vingt-sept ans sa cadette. Très vite, ils se sont aimés. Joliment, follement, intensément… Ce fut radieux, puis nuageux et enfin dramatique. On lit : «Mais qu’avait-il espéré d’une femme dans la trentaine quand il avait plus du double ? Il ne cherchait rien d’autre qu’à tenir le plus longtemps possible. Et puis, elle lui avait appris, sans le vouloir, sans le savoir, à aimer. Et il l’aimait comme jamais il n’avait aimé aucune autre femme. S’il avait le sentiment d’avoir été un amant plutôt débrouillard, enfin, il avait la faiblesse de le croire et il ne reniait pas quelques pannes, il n’avait jamais su aimer, jamais, c’était un handicapé de l’amour.»
Une entrée en littérature réussie
Mais voilà, et pas seulement chez Jean-Jacques Beineix, les histoires d’amour finissent mal en général. Cunégonde la belle a le sentiment de faire du surplace, ici en France. Il lui suggère d’aller à New York, là où tout se passe. À son retour dans l’Hexagone, elle lui annonce avoir rencontré quelqu’un, outre-Atlantique. Elle confie qu’il vend des voitures, «vendeur de bagnoles», lui précise son amour parisien. Et en plus, ce type est un «nightclubber» qui a fait d’elle un objet, un sujet pour photos très déshabillées, elle la jeune femme devenue idéale parce que partie. Notre héros (voire antihéros pas spécialement sympathique, pour ne pas dire souvent antipathique), plongé dans la «désabusion», se résout à aller en Crète pour participer à un stage de yoga avec son amie Ingrid, hier influente dans le monde du cinéma, aujourd’hui reconvertie dans l’univers de la psychologie…
L’ordinaire de cet homme à l’âme tourmentée, c’est soudain le vide. La solitude. Ces lendemains sans perspectives. Cet homme sans illusions, qui ne croit plus en l’humanité et qui, dans des instants de conscience intense, doit admettre que l’inspiration s’est échappée de lui, à peine si elle se manifeste en intermittente d’un monde où le spectacle s’est arrêté. Misanthrope, il cingle le monde du cinéma, lance des piques, établit des constats sur un univers où l’industrie prime sur l’art. Créateur magnifique, il n’est même pas devenu un maître d’œuvre, un ouvrier spécialisé des plateaux de tournage.
D’une écriture furieusement réaliste, follement pointilliste appuyée par des allers-retours d’une histoire d’amour, avec Toboggan, Jean-Jacques Beineix réussit son entrée en littérature. Il y a de l’élégance dans le style : de l’humour, de l’ironie aussi. Avec de belles piques sur cette vie d’illusions, cette vie où «il y en a toujours un qui aime moins que l’autre, malheur au perdant»… Aux tourbillons de la vie succèdent si souvent le vide, le bonheur révolu. Certes, au moment de l’autopsie du couple et de l’amour envolé, les souvenirs sont là, encore et toujours, mais la glissade sur le toboggan, jamais ils ne l’empêcheront. Toboggan, c’est immanquablement le beau roman de l’amour déçu…
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan
Jean-Jacques Beineix en (deux fois) six films
Né le 8octobre 1946 à Paris, Jean-Jacques Beineix a commencé, après son baccalauréat, des études en médecine. Il les abandonne en 1968 pour passer le concours de l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) qu’il rate. Happé par le cinéma, l’année suivante, il est premier assistant de Jean Becker sur le tournage de la série télé Les Saintes Chéries. Il assistera également René Clément, Jerry Lewis, Nadine Trintignant, Marc Simenon et Claude Zidi. Après un premier court métrage, Le Chien de M. Michel, en 1977, il réalise en 1981 son premier film, Diva, avec Richard Bohringer et Thuy An Luu, et recevra quatre Césars.
Suivront La Lune dans le caniveau (1983) avec Gérard Depardieu, Nastassia Kinski et Victoria Abril, 37°2 le matin (1986) avec Béatrice Dalle et Jean-Hugues Anglade, Roselyne et les lions (1989) avec Isabelle Pasco et Gérard Sandoz, IP5: L’Île aux pachydermes (1992) avec Yves Montand (qui mourra le dernier jour du tournage), Olivier Martinez et Géraldine Pailhas, et Mortel transfert (2001). À la réalisation de ses six longs métrages, Jean-Jacques Beineix ajoute celle de six documentaires: Les Enfants de Roumanie (1992), Otaku, fils de l’empereur du virtuel (1993), Place Clichy sans complexe (1994), le formidable et poignant Assigné à résidence (1997) sur le journaliste Jean-Dominique Bauby atteint du syndrome de l’enfermement, Loft Paradoxe (2002) sur la première émission de téléréalité en France et Les Gaulois au-delà du mythe (2012).
En 1984, il crée la société de production Cargo Films. En 2005 et 2006, il écrit les deux volumes de L’Affaire du siècle, une série de bande dessinée fantastique (dessins de Bruno de Dieuleveult), en 2006, il publie Les Chantiers de la gloire, le premier tome de ses mémoires, et en 2015, on le retrouve au théâtre où il met en scène la pièce Kiki de Montparnasse, une biographie musicale consacrée à «la Reine de Montparnasse» (1901- 1953).
S. B.