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Le théâtre d’Esch repart pour de nouveaux moments magiques


Carole Lorang, la directrice du théâtre d'Esch, a décidé de rendre hommage dans sa programmation au maître du burlesque, Buster Keaton.

La conférence de presse donnée par le théâtre d’Esch, mercredi, en présence de la directrice Carole Lorang, promet une saison 2020/2021 extrêmement riche en nouveautés, créations, en portant néanmoins un regard concerné et engagé sur la situation et les luttes actuelles.

C’est en rappelant qu’il n’a pas souhaité «céder aux sirènes de l’animation virtuelle» que le théâtre d’Esch reprendra ses droits à partir d’octobre. Droits qui lui ont été subtilisés, temporairement, par la crise sanitaire – et culturelle – qui a découlé de la pandémie de Covid-19. Et cette saison 2020/2021 de démarrer, plus que jamais, sous les signes de la reprise, puisque au-delà des spectacles que le théâtre prévoyait déjà au temps où le coronavirus semblait n’être qu’une maladie lointaine, il y ajoutera ceux que le confinement n’a pas permis d’être présentés. La volonté de coller à une programmation minutieusement construite et cohérente a envoyé d’autres des pièces annulées vers un report à la saison 2021/2022.

Tandis que l’on envisage le mois d’octobre assez loin dans le temps pour espérer laisser cette période noire derrière nous, on peut avoir la certitude que la vie n’aura pas encore cessé d’être régie par les gestes barrières et la distanciation sociale. Ce qui n’empêche pas l’institution eschoise de promettre une ouverture de saison excitante, avec, le week-end du 2 au 4 octobre, cinq spectacles différents, et non des moindres : c’est The Roots, pièce chorégraphique au succès monstre qui revient aux origines de la danse hip-hop, créée en 2013 par un représentant historique du genre en France, Kader Attou.

Puis on plonge déjà, le même week-end, dans les productions nationales. Avec la pièce itinérante Voir la feuille à l’envers, d’abord, qui questionne la dépossession de la sexualité des personnes âgées et handicapées – et si la pièce a été créée il y a deux ans, l’isolement que ces personnes ont connu à cause du coronavirus la rend d’autant plus nécessaire aujourd’hui. Simone Mousset, assistante à la chorégraphie de la pièce de Renel de Pierlot, est artiste associée au théâtre d’Esch cette saison, et c’est elle qui clôturera le week-end de lancement avec sa création BAL : Pride and Disappointment, un spectacle qui promet d’être étonnant, à moitié autobiographique (l’autre moitié reposant sur un imaginaire on ne peut plus débridé) et qui questionne l’effrayant climat (géo)politique actuel.

Lieu de tous les engagements

Plus que jamais, le théâtre doit être le lieu où les esprits sont provoqués, où les réflexions et les rencontres (à un mètre de distance) doivent se poursuivre. Et la situation actuelle aura mené la directrice Carole Lorang et son équipe à se positionner en conséquence. Ainsi, Les Frontalières, création de théâtre documentaire signée Sophie Langevin, s’intéresse à ces femmes françaises, belges, allemandes et luxembourgeoises qui, tous les jours, traversent les frontières du Grand-Duché pour y entrer ou en sortir, et ce, même en plein confinement. Premier spectacle qui sera donné par le théâtre en 2021 (le 9 janvier, avec une seconde représentation le 15 janvier), Les Frontalières aura, c’est certain, beaucoup de choses à analyser sur l’année qui se sera tout juste écoulée.

Le seul en scène Noire, adapté et mis en scène par Lucie Nicolas d’après un texte de Tania de Montaigne, fera écho, lui, au mouvement Black Lives Matter en racontant de l’intérieur l’histoire méconnue de l’Américaine Claudette Colvin qui, neuf mois avant Rosa Parks et dans le même État de l’Alabama, refusa de céder sa place à un homme blanc dans le bus, pour une affaire qui portera les prémices de la lutte antiségrégationniste. Sur les planches, l’actrice Sophie Richelieu; hors scène, la dessinatrice Charlotte Melly, pour une heure et demie de spectacle engagé, urgent et anticonformiste.

De Buster Keaton à Pierre Richard

Bien qu’il se tourne peu à peu, et avec talent, vers la création, le théâtre d’Esch reste avant tout un lieu d’accueil, comme une vitrine luxembourgeoise des créations d’ailleurs. Dans cette nouvelle saison théâtrale, cet «ailleurs» sera celui d’un univers tragicomique et fantasque, où l’acrobatie de la chute spectaculaire est à la base d’une fantaisie qui repousse les limites de la logique et de la gravité, et qu’incarnent le visage impassible et le corps élastique de Buster Keaton. «Nous sommes des êtres tragicomiques», lance Carole Lorang dans son édito, en réponse à la fois à l’icône américaine et à la période que nous traversons. On approuve en souriant, puis on se demande si, comme Keaton en réalité, nous ne sommes pas plutôt des êtres à l’origine imperturbables plongés dans une réalité tragicomique dont il faudra braver le danger et le ridicule pour s’accomplir…

De manière générale, l’un des thèmes qu’aborderont les spectacles de la saison 2020/2021 s’intéresseront à la figure de l’antihéros, avec, entre autres, une mise en scène électrisante et ultramoderne du Menteur de Corneille, un spectacle autour de Jacques Prévert par Yolande Moreau et le leader des Têtes Raides, Christian Olivier (Prévert), une réinterprétation de Raymond Devos par François Morel (J’ai des doutes) ou encore le drame oppressant d’Harold Pinter Le Gardien. Mais Keaton, premier grand antihéros du siècle dernier (avec son faux rival, Charlie Chaplin) et «souffre-douleur par excellence», se paiera le théâtre d’Esch sous ses propres traits, qui sont ceux d’un Droopy involontairement comique, ou bien sous ceux de ses héritiers (parfois indirects, comme les danseurs hip-hop de The Roots).

Le plus prestigieux d’entre eux, un ancien grand blond dont les cheveux sont devenus blancs, jouera Monsieur X, une pièce conçue et mise en scène par Mathilda May pour Pierre Richard et qui offrira à tous les publics un retour au temps du muet. L’acteur sera confiné dans un appartement, sur scène, avec rien d’autre que la magie du trucage, une musique signée Ibrahim Maalouf et son propre talent comique, aussi immense et poétique aujourd’hui qu’il l’était il y a 50 ans, à l’époque du Distrait ou du Jouet.

Le projet Ariston promis aux jeunes publics

Proche du jeune public, le théâtre d’Esch lui dédie 14 spectacles, avec du cirque, des clowns, de la danse ou encore de la musique. Du grand divertissement de qualité (Zwäi, de la compagnie suisse E1NZ), dont on espère qu’il saura intéresser les plus jeunes aux arts de la scène, ses techniques et ses possibilités, on découvre surtout dans ce programme des spectacles intelligents qui se font un point d’honneur à stimuler l’imaginaire et la perception des plus jeunes (ce qui, en général, fait écho chez les grands), avec, notamment, deux nouveautés : le spectacle visuel et musical Plein Soleil, de la compagnie thionvilloise Via Verde (qui proposera le 25 octobre, jour de la représentation, un atelier en binôme parent-enfant), et le «conte des contes» de Félicie Artaud Une forêt, coproduit par le théâtre d’Esch, où le spectacle sera créé le 22 novembre.

Parallèlement à sa programmation et aux partenariats poursuivis par l’institution, qui déboucheront sur des spectacles à représentation unique (Sin permiso et Flamenclown, durant le FlamencoFestival, en partenariat avec la Kulturfabrik; Petit Frère, une pièce autour de Charles Aznavour, en partenariat avec les Francofolies), le théâtre d’Esch se projette aussi dans un futur proche, en 2022, année de la capitale européenne de la culture. Le projet qui est sur toutes les bouches est bien évidemment le projet Ariston, qui semble prendre forme avec, déjà, un aperçu de l’offre culturelle que proposera l’ancien cinéma. Et c’est justement à destination des jeunes publics que le théâtre pourra enrichir ses propositions grâce à ce deuxième lieu qui devrait ouvrir, donc, dans deux ans. Un programme riche et qui risque d’être lourd à digérer, mais tellement appétissant.

Valentin Maniglia