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Le Passeur de lagunes : dans les eaux troubles de Venise


Dans un polar où se croisent mafia, migrants clandestins et trafics, Christophe Dabitch et Piero Macola racontent la face cachée de Venise, ville où «personne ne reste longtemps innocent».

De la Cité des Doges, les visions divergent en fonction d’où l’on se place. De l’extérieur, Venise brille par ses œuvres d’art, ses canaux, ses ponts (dont le célèbre Rialto) et sa place Saint-Marc. Mais quand on s’approche plus près de ses 118 îlots, le panorama est tout autre : la ville ressemble à un grand parc d’attractions pour touristes, au point de faire fuir les locaux. Pire, la Sérénissime est aujourd’hui la métaphore d’une Europe qui se replie sur elle-même : les digues érigées pour la protéger de l’«acqua alta», ses soubresauts de la mer Adriatique, sont devenues des murs. Au point que «personne n’y entre ou n’y sort sans autorisation», dit ainsi l’un des personnages de l’ouvrage.

Pour le jeune Paolo et ses trois copains (Ahmad, Fausto et Luca), le constat est sans appel : l’horizon semble complètement bouché si on reste englué dans la vase de cette ville qui «pue la mort», où le diable semble avoir pris ses quartiers. Car la tentation y est grande : pour se faire de l’argent et partir loin, il faut d’abord accepter de tremper dans des affaires pas très nettes, menées par la mafia. Le quatuor se retrouve ainsi à vendre de petites pilules roses, drogue censée effacer «tous les trucs négatifs, les mauvais souvenirs». Celui qui occupe Paolo ne lui sort pourtant pas de la tête : la disparition soudaine de son père. En partant à sa recherche, il va alors découvrir un autre univers. Et ses pièges.

Comme pour Venise, Le Passeur de lagunes dévoile aussi un double visage : d’abord celui du récit initiatique avec ce héros pas tout à fait adulte, mais plus tout à fait enfant, perdu sans la figure paternelle grâce à qui il connaît les moindres recoins de l’arrière-ville. Celle-ci est son antre, son terrain de jeu pour tromper l’ennui avec ses potes, et son gagne-pain comme pour les nombreux «profiteurs» qui y grouillent. C’est connu, ici, «personne ne reste innocent» longtemps… C’est d’ailleurs le cas de son père, dont le passé trouble remonte à la surface au fil de son enquête. De l’amitié mise à l’épreuve à son désir d’ailleurs en passant par les zones d’ombre familiales, l’émancipation de Paolo aura un prix.

Venise, ça pue la mort! Y’a pas d’horizon

Ensuite, dans ses investigations et ses virées nocturnes, il dépeint une Venise éloignée des paysages de cartes postales. Celle des brise-lames grisâtres, du désespoir à fleur de peau et des bateaux échoués. Celle aussi où vivent tout un lot de figures rongées par le sel : la prostituée sur sa maison «flottante», le vieux qui ne quitte plus son rafiot ou encore cette communauté vivant à l’écart d’un «système pourri». Corrompu est un terme qui fonctionnerait également, vu que «l’organisation» plane de toute sa puissance au-dessus de ce microcosme, à la tête notamment d’un réseau de passeurs de migrants qu’elle utilise ensuite comme des «esclaves» modernes.

Pour tout ça, Le Passeur de lagunes est une réussite, portée par un duo au fil de l’eau : le dessinateur Piero Macola qui, depuis son enfance, sillonne la lagune de long en large. Il a alors invité Christophe Dabitch à le rejoindre sur place pour lui en révéler tous les tréfonds. Au fil de leurs déambulations en barque, ce dernier a tissé un polar qui prend son temps pour infiltrer ce monde insolite, où les mots sont souvent de trop. Pour appuyer cette atmosphère sombre, poisseuse même, il a pu compter sur son hôte qui, pour le coup, a troqué ses crayons de couleur pour une aquarelle du plus bel effet, sublimant la lumière comme l’obscurité de cette mer intérieure. De sa beauté cachée aux fantômes qui y rodent, la lagune est en effet «pleine de pièges». L’important est de ne pas s’y enfoncer.

L’histoire

Paolo est un adolescent qui vit seul avec son père pêcheur sur l’île de la Giudecca. Avec trois copains, dont son meilleur ami Ahmad, il vient d’entrer dans un trafic de drogue de synthèse, la Rose. Un jour, son père disparaît sans laisser de traces. Alors qu’il décide de partir à sa recherche, la bande se fait voler une grande partie de sa première livraison de drogue. Ils vont devoir s’expliquer avec l’organisation mafieuse qui les emploie. Ahmad, qui est leur intermédiaire, demande à Paolo de l’aider. Bientôt, Paolo va comprendre que la disparition de la drogue et celle de son père sont peut-être liées…