Alors que Taïwan élit un nouveau président samedi, dans un contexte de menaces de «réunification» avec Pékin, les habitants de l’île affirment leur identité avec ce qu’ils ont de plus iconique : leur cuisine.
D’un geste délicat, Ivy Chen enveloppe une boulette de riz gluant dans des feuilles de bambou : c’est l’une des spécialités culinaires de Taïwan, île se rendant aux urnes samedi et bien déterminée à cultiver sa propre identité. Le scrutin présidentiel et législatif du 13 janvier sera suivi de près par la Chine et les États-Unis.
Pékin revendique Taïwan comme faisant partie de son territoire et a juré de s’en emparer par la force si nécessaire.
Depuis près de 25 ans, Ivy se consacre à la gastronomie taïwanaise, qu’elle enseigne avec fierté aux touristes et parfois aux locaux. «Je suis « made in Taiwan“ : je suis née ici, j’ai grandi ici, je connais toutes les saveurs authentiques, les traditions», assure, depuis sa cuisine à Taipei, cette petite femme frêle de 66 ans aux cheveux coupés au carré.
Son dernier livre de cuisine porte justement ce titre, Made in Taïwan. Son objectif? Prouver que «la cuisine taïwanaise existe par elle-même», qu’il s’agisse des petits pains au flanc de porc ou du tofu puant, un grand classique des marchés de nuit de Taipei.
Le «simple fait d’être Taïwanais est une lutte permanente contre les tentatives incessantes de l’État chinois d’effacer notre identité», écrit Clarissa Wei, qui cosigne le livre avec Ivy Chen, dans la préface. «Notre cuisine n’est pas un sous-ensemble de la cuisine chinoise parce que Taïwan ne fait pas partie de la Chine», ajoute-t-elle. Cette revendication forte de l’identité taïwanaise est en ligne avec le sentiment général sur l’île : l’envie de se démarquer de la Chine.
Quand le Parti communiste chinois a pris le pouvoir en 1949, les nationalistes ont fui vers Taïwan. Pendant près de 40 ans, la loi martiale a régi l’île. Ce n’est qu’à partir des années 1990, quand la démocratie s’est imposée, que la population locale – qui avait initialement reçu une éducation tournée vers la Chine – a commencé à revendiquer sa propre identité.
À Taïwan, les générations plus anciennes «ont tendance à penser que l’unification de la Chine est inévitable», explique Liu Wen, experte en histoire et ethnologie à l’Academia Sinica, l’académie des sciences de l’île. «Leur réponse aux intrusions et exercices militaires de la Chine est passive, car ils pensent qu’au bout du compte, Taïwan et la Chine seront réunis.» Chez les plus jeunes, la mentalité est différente. Alors qu’en 1992, un quart de la population taïwanaise s’identifiait comme chinoise, ces trois dernières années, les sondages effectués par l’université nationale Chengchi ont montré que moins de 3 % des habitants sont de cet avis.
À 38 ans, la comédienne Kylie Wang, qui anime un podcast sur l’actualité très populaire, s’affirme Taïwanaise «sans aucune hésitation». «Je suis née ici et j’aime mon pays, donc je suis taïwanaise. Mon identité est taïwanaise», ajoute-t-elle. «C’est une chose à laquelle on ne pense même pas.» Mais Ivy Chen, née en 1957, quand le régime autoritaire de l’île visait encore la reconquête du reste de la Chine, se souvient d’autres temps. «La cuisine taïwanaise était considérée comme de seconde classe et le gouvernement nationaliste défendait la cuisine chinoise comme celle qui était correcte, de bonne qualité», raconte-t-elle.
À l’époque, la population était encouragée à ne parler que mandarin en public, au détriment notamment des langues des peuples indigènes de l’île. Ce n’est qu’après la levée de la loi martiale en 1987 que l’identité taïwanaise, ainsi que sa cuisine, ont été revendiquées avec fierté. Quand Chen Shui-bian est devenu président en 2000, ses banquets officiels comprenaient des plats locaux. Il a dit au monde que «la cuisine taïwanaise est belle et délicieuse», se souvient Ivy Chen. Et «quand la politique a changé, la cuisine aussi a changé».
Aujourd’hui, l’île de 23 millions d’habitants prône fièrement son modèle de démocratie, en matière de liberté d’expression et de la presse, surtout face à la pression militaire de Pékin et à ses menaces de «réunification». Elle organise régulièrement des élections locales et législatives, et s’affiche comme pionnière en Asie en ayant légalisé le mariage entre personnes de même sexe. «Ça, c’est Taïwan : nous avons tellement l’habitude d’avoir des élections et que la politique fasse partie de nos vies quotidiennes», affirme Kylie Wang, dont chaque épisode de The KK Show est écouté par 400 000 auditeurs en moyenne.
L’humour de la comédienne cible notamment le Parti communiste chinois. «Pour moi, ce n’est pas un problème en tant que Taïwanaise de dire ce genre de choses», assure-t-elle. «Je reçois plein de messages privés d’auditeurs chinois, qui disent à quel point ils aiment notre programme.» Et puis, «tout le monde est d’accord sur le fait que la Chine est une menace… cela ne fait plus rire personne».