Le photographe Raymond Reuter s’est associé à l’écrivain Claude Frisoni pour « Gens de Luxembourg ». Un livre de photos pensé comme une étude sociologique du Grand-Duché.
C’est un sacré pavé que présentent Raymond Reuter et Claude Frisoni. Un pavé d’environ 200 pages, avec quelque 120 photos prises au fur et à mesure des déambulations aux quatre coins du Grand-Duché du photographe. Et à partir de celles-ci, Claude Frisoni s’est ensuite amusé à écrire les textes. L’ensemble donne une étonnante étude sociologique du Luxembourg et des Luxembourgeois de ce début de XXIe siècle.
Rien d’étonnant de la part d’un photographe – ancien de l’agence Sygma à Paris – ayant fait des études de sociologie. D’ailleurs, après s’être consacré aux têtes couronnées – Charlotte : Portrait d’une grande dame (1982) et Jean Grand-Duc de Luxembourg. Un souverain et son pays (1986) – Raymond Reuter s’était déjà intéressé au commun des mortels en 2003 avec son livre 100 Lëtzebuerger ronderëm d’Welt (100 Luxembourgeois autour du monde).
«Arrivé à l’âge de la retraite, comme je ne peux pas rester sans rien faire, j’ai d’abord pensé faire un livre « 100 étrangers au Luxembourg » qui aurait pu être le pendant de mon autre livre, explique le Dudelangeois. Mais finalement, j’ai préféré faire simplement un livre sur le Luxembourg. J’ai réfléchi un peu et j’ai commencé à sortir avec mon Leica, sans stress, sans deadline, sans obligation», se rappelle le photographe qui continue à travailler sur pellicule noir et blanc et à développer lui-même ses tirages.
« Il n’y a pas plus luxembourgeois »
Pendant deux ans, il parcourra ainsi le pays, sans but précis mais à contre-courant des habitudes de tout un chacun, délaissant les grands spots touristiques pour les petits villages, la capitale pour l’Oesling, les grandes manifestations culturelles pour les petites traditions populaires. «J’ai commencé à photographier un peu à droite à gauche, sans savoir trop où j’allais, mais avec déjà l’idée en tête de présenter la pyramide de la société luxembourgeoise.»
Résultat : «Il n’y a pas plus luxembourgeois que ce qu’on trouve dans ce livre», affirme l’auteur qui a par ailleurs laissé volontairement de côté têtes couronnées, élus et autres célébrités nationales, à trois exceptions près : le peintre Moritz Ney, le pianiste Jean Muller et Georges Christen, l’homme le plus fort du monde. Place au quidam, à tout un chacun, au petit peuple, aux gens normaux! «Par exemple, quand je prends une photo de dames qui jouent aux quilles, je ne présente pas l’équipe nationale de quilles, mais ces dames de plus de 70 ans qui se retrouvent tous les lundis pour jouer. À la fête nationale, je ne vais pas en ville, mais dans les petits villages, etc. Je veux montrer là ce qu’on ne montre pas d’habitude. Ce qui m’a beaucoup aidé, c’était les commentaires des gens qui me disaient : enfin, un livre sur les gens normaux !»
Une fois le stock de clichés suffisant, le photographe s’est mis à la recherche d’une personne pour écrire des textes qui pourraient accompagner ses images. «J’ai longtemps réfléchi et j’ai décidé de prendre un non-Luxembourgeois. Je connaissais Claude Frisoni de l’abbaye de Neumünster, mais sans plus. Comme il a une plume extraordinaire et une grande culture, je le lui ai proposé. Ceux qui vont lire ce livre vont non seulement avoir un grand plaisir de lecture, mais vont aussi apprendre des choses sur le Luxembourg.»
Des bouchons à la pelle
Raymond Reuter fait donc parvenir les photos à l’écrivain et lui donne carte blanche, pour écrire à sa guise, mais aussi sur le choix des photos à garder et sur leur ordre dans la publication. Le titre d’ailleurs est de lui. «À partir de ce titre, on a affiné le concept de ce qui fait à la fois le quotidien, ce qui est marqué comme étant des traditions du pays, mais aussi à l’inverse les gens nouveaux», souligne l’écrivain. «J’ai essayé de proposer un ordre fluide des photos comme ça me venait. L’une appelant l’autre, mais ce n’est ni par thème, ni par chronologie, ni par région, ni par secteur ou autre… c’est vraiment au feeling.» On y trouve aussi bien la richesse que la pauvreté, les Luxembourgeois de souche comme les immigrés, la ruralité du pays… et les embouteillages sur l’autoroute autour de la capitale.
Ça démarre donc avec «une définition de ce que le mot les gens signifie, reprend Claude Frisoni. De là, on passe à un truc récréatif, le Mudam, de là je glisse à Moritz Ney, un mec qui est allé s’isoler au fin fond du nord du Luxembourg. De lui, de cet ailleurs, je passe à ce jeune boxeur avec le regard perdu. De là aux gosses qui se créent leur ailleurs et vont plus haut avec cet avion en bois que les vrais pilotes, et ainsi de suite… Il y a aussi ces gamins qui s’amusent sur ces montagnes de pommes et derrière se sentent obligés de porter des costumes ridicules pour s’inventer un jeu. Puis on va de cette sorte d’Halloween à la vraie Toussaint au cimetière, le culte des anciens qui me fait penser à la phrase de Francis Blanche : Je préfère le vin d’ici à l’au-delà, et du coup, quand on tourne la page, on arrive à la photo d’Abi Duhr, car le vin d’ici est une institution. Du vin, on glisse sur la Moselle, de la Moselle, à Schengen, etc.», énumère cet amateur de mots et du Luxembourg qui aura causé quelques problèmes aux traducteurs du livre.
Le livre est en français, luxembourgeois et anglais et Jean-Pierre Thilges, qui a fait la traduction dans la langue de Dicks, avoue volontiers s’être «parfois arraché les cheveux» : «Claude utilise six mots différents pour parler des embouteillages. En luxembourgeois, on n’en a qu’un : Stau !», s’amuse-t-il désormais. Ces traductions permettent certes au plus grand nombre de profiter de cet ouvrage, mais, avouons-le, compliquent également un peu la lecture.
Une lecture qui vaut néanmoins la peine. Si Frisoni ne fait pas là preuve de l’humour qu’on lui connaît, il offre néanmoins à ses lecteurs quelques jolis jeux de mots ainsi qu’une analyse pertinente et savante de la société grand-ducale aussi bien dans ce qu’elle a de positif que dans ce qu’elle a de négatif.
Pablo Chimienti
Gens de Luxembourg, de Raymond Reuter et Claude Frisoni. www.raymondreuter.com
Une exposition de 80 photos grand format tirées du livre se tiendra à la Valentiny Foundation à Remerschen à partir du 25 janvier.