Sa conférence pourrait s’intituler «Créons un complot pour mieux le déconstruire !». Matthieu Peltier, professeur de philosophie et journaliste, s’amuse du Luxembourg pour expliquer les rouages de théories, parfois farfelues, mais aux conséquences bien réelles.
En 2018, bien avant que des fans de Donald Trump, portés par les élucubrations de QAnon, n’envahissent le Capitole, et que les discussions familiales autour de la pandémie ne tournent au pugilat, Matthieu Peltier avait soumis un exercice singulier aux étudiants d’une école de commerce bruxelloise : leur faire croire, sans jamais l’affirmer, que le Luxembourg était une coquille vide, une création artificielle, une structure opaque, un paradis fiscal à la grande influence politique et médiatique.
À l’époque, la démarche avait fait sourire quelques journaux nationaux et frontaliers. Au pire, ce professeur de philosophie admet avoir reçu de rares «messages véhéments» sur Instagram, venant de personnes «blessées» qui apparemment, n’ont pas bien compris l’idée derrière la facétie, certes un brin provocatrice.
«J’ai mis sur pied une théorie qui ne me mettait pas en péril», avoue-t-il. Mardi soir, au cœur d’un pays, donc, «qui n’existe pas», le journaliste-chroniqueur de la RTBF est venu étayer son processus visant, comme il le précise, à ce que les «gens ne succombent pas à des choses fausses».
Oligarchie et être irrationnel
Un sacerdoce d’autant plus compliqué à porter que «l’humain est un être irrationnel». «On croit aux choses qui nous arrangent. Pourtant, beaucoup de nos erreurs viennent de notre besoin de sens.» Il n’est heureusement pas le seul dans la bataille, épaulé ici par le Lëtzebuerg City Museum qui, depuis de longs mois, appuyé notamment par des conférences, s’intéresse au sujet à travers l’exposition «Gleef dat net…!» (qui s’achève en fin de semaine). Il y a d’ailleurs sa place sur un petit écran, où il détaille sa démonstration, faite depuis la Belgique (ce qui facilite les choses).
Dans un flot soutenu, arguments à l’appui (cartes géographiques, extraits de journaux, chiffres, déclarations diverses…), il accumule ainsi les «preuves», dresse une vaste conspiration et explique, en creux, que le Luxembourg n’est qu’un prétexte, une création qui sert à justifier un certain nombre de régimes administratifs et fiscaux. Les éléments «à charge» ne manquent pas : banques, sociétés-écrans, influence européenne, conquête spatiale, affaires financières (comme LuxLeaks)… Tout l’imaginaire lié aux puissants et à l’oligarchie est déballé.
Du flou et des médias en première ligne
Sans oublier quelques anecdotes savoureuses : Stéphane Bern – «pour nous en Belgique, c’est Monsieur Luxembourg !» –en réalité français, a été naturalisé… un 1er avril (ça ne s’invente pas!) et parle du Luxembourg comme son royaume enchanté, ou encore l’incroyable sortie de Jean-Claude Juncker au Parlement européen, reconnaissant avoir «vu et parlé à plusieurs dirigeants d’autres planètes…». «Quand on veut croire en quelque chose, on trouve toujours des éléments pour le confirmer», explique doctement Matthieu Peltier.
Il pose par là même la base de toute théorie du complot : partir de la thèse pour aller aux indices, en mélangeant le vrai et le faux. «C’est comme relier différents points, tous exacts, pour faire un dessin, mais choisi à l’avance!».
Créer du flou, titiller la sensibilité affective, pointer du doigt les puissants, fabriquer des icônes, le tout en émettant des hypothèses «sans jamais rien affirmer»… Voilà comment distiller (facilement) le doute, surtout quand on s’appuie sur un autre ressort essentiel : la critique des médias. «Lorsque l’on parvient à faire passer l’idée que les journaux nous mentent, tout devient possible !».
Des moutons et des reptiles façon V
Bien évidemment, en surface, l’exercice (comme le ton) n’a rien de très sérieux. Mais dans le fond, il cherche à donner des armes vertueuses : bien peser une information et se méfier des discours tout faits, en repérant «les structures narratives». Malgré tout, preuve à l’appui, on trouve, sur des sites comme Reddit, des gens qui remettent réellement en cause l’existence du Luxembourg, comme certains l’ont déjà fait avec la Finlande. «Ça paraît loufoque, mais c’est en réalité très vertigineux», souffle-t-il.
Sur sa lancée, dans une riche seconde partie, le conférencier aborde alors les mécanismes du complot et sa propagation de manière plus globale. Il évoque notamment la vision d’un monde binaire (le Bien et le Mal, le dominant et le dominé…) et le côté enchanteur, gratifiant même de ces théories («qui apportent des explications simples à des problèmes complexes, tout en donnant à ceux qui les portent le sentiment d’être une sorte d’élu»).
Il cerne différents personnages récurrents (le bénéficiaire, le complice, l’épargné, la cible…) et fait dans le bestiaire, entre les moutons (la masse ignorante) et les reptiles qui domineraient le monde, un peu comme dans la série V.
La difficulté de déconstruire une fake news
Toujours dans la métaphore animalière, Matthieu Peltier prend l’exemple du monstre du loch Ness pour évoquer le pouvoir des algorithmes du net («qui vous donnent ce que vous avez envie de voir», dans une sorte de «consanguinité cognitive») et le concept du biais de confirmation. «Allez voir sur Google et la majorité des premières pages parlent de l’existence de cette créature, lâche-t-il. Personne n’est assez passionné pour consacrer son temps à prouver qu’il n’existe pas !». Ce qui ramène à la loi de Brandolini, un programmeur italien, qui dit qu’il faut «plus d’énergie pour déconstruire une fake news que pour la construire».
Entre la nécessité de l’esprit critique, l’importance de la liberté d’expression, certaines cabales qui se sont révélées justes (le cas Bernard Madoff, Snowden et la NSA…) et le flux incontrôlable des informations numériques, le complot a de beaux jours devant lui, et les solutions pour le contrer sont minces. Il en existe pourtant, même si le journaliste admet que «c’est très compliqué». Lui, en tant que philosophe, cite la maïeutique – technique qui consiste à «bien interroger» une personne pour lui faire exprimer (accoucher) des connaissances.
Aristophane vs. Socrate
«Aristophane disait que quand on discute avec Socrate, au bout d’un moment, on ne se rappelle plus du sujet de départ !». En somme, laisser son interlocuteur parler, analyser l’articulation de ses propos et poser beaucoup de questions, en évitant, bien sûr, d’être trop frontal, particulièrement quand le sujet est ardent. «C’est l’autre qui croit, et c’est à lui, et à lui seul, de ne plus y croire!». Une recette, ou des conseils, qu’il convient d’appliquer – on peut s’exercer devant des documentaires au ton suspicieux comme Ceci n’est pas un complot ou Hold-up.
Dans une salle de la Cité-Bibliothèque bien remplie, la conférence se termine avec de nombreux échanges. Il est question de la jeune génération, de complot involontaire (qui tient au manque de rigueur et au mauvais raisonnement), de politiciens aux rengaines populistes et même de Schopenhauer ! Ce qui fait dire à Matthieu Peltier en conclusion : «C’était un réel plaisir d’échanger avec un public aussi curieux, perspicace». Et pour le coup, pas rancunier !
«Gleef dat net…!
Théories du complot,
hier et aujourd’hui»
Lëtzebuerg City Museum.
Jusqu’à dimanche.
«Pour semer la confusion,
il y a clairement de la matière !»
Dans la foulée de sa conférence de mardi soir, Matthieu Peltier s’est confié au Quotidien.
Ça vous fait quoi de vous retrouver au Luxembourg ?
Matthieu Peltier : Ça m’a fait rire de dire aux gens que j’allais au Luxembourg pour dire que le Luxembourg n’existait pas ! C’est en tout cas un public assez bienveillant, peu susceptible de rentrer dans un canular. On est alors vite complice d’une fausse nouvelle. Ça apaise ! Le débat n’est pas tendu. C’est donc très agréable de me retrouver ici.
Pourquoi avoir choisi ce pays plutôt qu’un autre pour votre démonstration sur les théories du complot ?
Il a beaucoup de qualités pour être une victime toute trouvée : il est petit, il y a des banques, parfois des affaires, des dirigeants haut placés en Europe, la conquête spatiale… C’était une cible de choix ! Et comme c’est un pays proche, je pouvais toucher des gens en Belgique avec ça.
Votre exercice date de 2018. Est-il encore plus pertinent depuis la crise sanitaire ?
Je reçois parfois du courrier venant de familles qui se déchirent sur le sujet, n’arrivent plus à se voir… Je n’ai pas de réponse à ça, mais c’est un problème inquiétant. Je ne l’aborde que peu, car c’est un sujet qui fâche vite. Je préfère parler des mécanismes, comment fonctionne l’information, comment elle circule… Aujourd’hui, à un repas de famille avec un beau-frère antivaccin, je ne pense pas que vous allez obtenir une remise en question.
La théorie du complot ne date pas d’hier. Mais s’enracine-t-elle et se développe-t-elle plus vite avec les réseaux sociaux ?
Ce qu’internet a changé, ce n’est pas notre crédulité mais la visibilité de celle-ci, à travers la rapidité de circulation du message. C’est quelque chose que l’on n’arrive toujours pas à réguler. Selon moi, plus de choses seraient résolues si l’information circulait plus lentement. On sent bien que l’on passe d’un buzz à l’autre, qu’on se laisse emporter. La réflexion est un système lent qui demande du recul. Le rythme d’internet et des médias n’est plus celui-là.
Quels seraient vos arguments si vous deviez imaginer une théorie du complot sur la Belgique?
(Il rigole) Si je venais d’ailleurs, c’est sûr, ça m’amuserait bien ! Très concrètement, la Belgique est une construction qui ne prend pas racine dans l’Histoire. Je vous parlerai aussi du nombre de ministres et de gouvernements différents afin de brouiller les pistes. Pour semer la confusion, il y a clairement de la matière!