Avec Le Fracas du temps, Julian Barnes propose une réflexion sur les rapports entre l’artiste et le pouvoir à travers les malheurs de Chostakovitch. Un très grand livre.
Un dicton russe en apéritif: «Un pour entendre, un pour se souvenir et un pour boire». Une esquisse de décor en entrée: «Cela se passa au milieu d’une guerre, sur un quai de gare aussi plat et poussiéreux que l’immense plaine alentour. Le train à l’arrêt, parti de Moscou l’avant-veille, allait vers l’est; encore deux ou trois jours de voyage selon le charbon disponible et les mouvements de troupe. C’était peu après l’aube…»
D’emblée, le ton est donné. C’est Le Fracas du temps, le douzième roman du Britannique Julian Barnes, 70 ans, auteur entre autres du Perroquet de Flaubert et d’Une fille, qui danse.
Le Fracas du temps est aussi un des meilleurs (le meilleur, peut-être même) livres de cette première moitié d’année 2016. Chez Julian Barnes, depuis toujours, il y a cette écriture emplie de flegme et d’élégance quel que soit le sujet abordé. Ici, dans ce Fracas du temps , l’auteur s’intéresse au compositeur soviétique Dmitri Chostakovitch, né le 25 septembre 1906 à Saint-Pétersbourg, mort le 9 août 1975 à Moscou.
Ce personnage donne à l’écrivain la matière pour un texte truffé de sombre comédie, de tragédie, de honte, de prise dans l’étau – un texte empli d’une question essentielle : Chostakovitch fut-il courageux? La réponse flotte au-delà même de la dernière page de ce roman biographique en trois tableaux : «Sur le palier», «Dans l’avion», «En voiture»… D’autres questions sont là aussi, dans ces pages, en creux : sur le rôle de l’artiste dans une société totalitaire, sur la lâcheté humaine… Et cette interrogation lancinante, quasi obsédante : à sa place, qu’aurais-je fait?
Tout au long de ce roman éblouissant, Julian Barnes parlera toujours de Dmitri Dmitrievitch – ne nommera pas Chostakovitch. Élégance de romancier, certainement. «Tout ce qu’il savait, c’est que c’était le pire moment. Il se tenait près de l’ascenseur depuis trois heures. Il en était à sa cinquième cigarette, et son esprit était agité. Visages, noms, souvenirs. Tourbe coupée pesant sur sa main. Oiseaux aquatiques de Suède voletant sur un écran au-dessus de sa tête. Champ de tournesols. Odeur de l’essence d’œillet. La chaude et douce odeur de Nita sortant d’un court de tennis. Gouttes de sueur perlant sous une ligne de cheveux en V sur un front. Visages, noms…» Tout cela défile dans l’esprit de cet homme, assis sur le palier, qui n’ose entrer chez lui pour ne pas faire honte aux siens, qui attend là toute la nuit avec sa valise qu’au petit matin on vienne le chercher, l’arrêter…
«Un jeu qui peut très mal finir»
Cet homme a connu la gloire et la célébrité, jeune, très jeune avec une Première Symphonie composée alors qu’il n’avait pas encore 20 ans. Il signera Lady Macbeth de Mzensk , un opéra applaudi à l’étranger mais jugé par le mélomane Joseph Staline, par l’entremise d’un éditorial dans la Pravda, «formaliste, gauchiste… un jeu qui peut très mal finir».
Et oui, dans cet État soviétique et communiste, Chostakovitch pratiquait un art jugé décadent, bourgeois, gauchiste… bref, dégénéré. Alors là, l’alternative était simple, banale : la collaboration avec le régime en place ou la déportation et le goulag. L’artiste, lui tout à son art, ne se pose jamais cette question de l’alternative. Pour échapper à la Grande Terreur en 1936, Chostakovitch a collaboré – volontairement? À l’insu de son plein gré? Toute sa vie, il en sera marqué par la culpabilité.
En grande forme, magnifiquement inspiré, Julian Barnes raconte Le Fracas du temps . Offre un roman glaçant. Avec la double peine pour Dmitri Chostakovitch – la contrainte de collaborer avec le régime, la honte qui ronge son esprit quand, entre autres, on lui fait lire lors d’une Conférence pour la paix à New York un discours que le pouvoir soviétique lui a écrit…
Certains diront que le compositeur aurait pu jouer la partition de l’ironie, de la distanciation; d’autres suggèrent la lâcheté, formulant comme le compositeur des excuses publiques après s’être «laissé égarer par les sots excès de la jeunesse» et promettant de composer dorénavant «de la musique mélodique pour le Peuple». Pour une résistance à l’intérieur même du système?
Serge Bressan
Le Fracas du temps , de Julian Barnes. Mercure de France.