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[L’album de la semaine] Water from Your Eyes : le sens du chaos


(photo DR)

Cette semaine, Le Quotidien a choisi d’écouter Everyone’s Crushed de Water from Your Eyes. Un album sorti le 26 mai, sur le label Matador Records.

Dès les premières notes, décalées, il paraît évident que l’on a affaire à quelque chose de singulier, d’insolite. Oui, la musique de Water from Your Eyes débouche les oreilles encombrées et rodées, celles qui pensaient avoir déjà tout entendu. Ce n’est apparemment pas le cas comme se plaît à le prouver cette pop pleine de fêlures, de fantômes aux aguets, d’instruments à double tranchant, à la fois attirants et répulsifs.

À la tête de ce collage éparpillé pourtant si cohérent, on trouve un duo qui en rappelle un autre, Jockstrap, le seul à pouvoir tenir la comparaison, auteur d’un trip imprévisible en septembre de l’année dernière (I Love You Jennifer B).

Depuis la Grande-Bretagne, on fait ici un saut outre-Atlantique, direction New York, Brooklyn, pour découvrir Nate Amos (autrement connu sous le nom de scène de This Is Lorelei) et Rachel Brown (Thanks For Coming), aujourd’hui définis par les mystérieux attributs «lui/elle» et «eux/elles».

Un attrait pour le bizarre

Sur la pochette de ce nouvel ovni, ils posent comme deux personnages de BD, se serrant la main comme on passe un pacte. Celui qui pourrait les unir depuis 2016 tiendrait à une simple formule : expérimenter, encore et encore, sans suivre les diktats de l’industrie musicale qui veut que tout soit prêt pour plaire, vite et bien. Emballez, c’est pesé !

La route de Water from Your Eyes est en effet tout l’inverse, fait de patience et de tentatives. C’est vrai, dès les premiers soubresauts, on sentait chez ce tandem, toujours prompt à se moquer de lui-même, une propension pour la bizarrerie. Mais son coup d’essai (Long Days No Dream, 2017) et le suivant n’étaient pas si dingues, rapidement estampillés «twee pop» aux États-Unis (soit un sous-genre du rock alternatif, aux mélodies légères et des paroles naïves).

La suite sera toutefois plus notable : d’abord avec une collection de reprises (Somebody Else’s Song, 2019) dont une version de Lose Yourself d’Eminem qui attirera l’attention. Ensuite avec Structure (2021), posant les bases d’un son conceptuel et avant-gardiste.

 

Il a donc fallu six ans au duo pour y parvenir, persévérance récompensée par la signature en début d’année sur le célèbre label Matador (Spoon, Pavement, Julien Baker, Interpol, Yo La Tengo…), qui sort donc cet Everyone’s Crushed, modèle de production racée, audacieuse et folle.

D’ailleurs, selon Pitchfork, cet album a été composé à partir de matériel préexistant, grossièrement peaufiné sur du matériel bas de gamme, et prétendument envoyé à leur maison de disque sans intention de l’éditer. Le tout dans une ambiance «enfumée», entre deux parties de bowling et des histoires potaches.

Une cacophonie harmonieuse !

«La vie est terriblement sombre. Pourtant, elle n’est pas dépourvue de drôlerie !», peut-on lire sur Bandcamp, mantra qui colle plutôt bien à l’humeur distillée par Water from Your Eyes. Si les guitares sonnent (un peu) comme chez Sonic Youth, que leur côté intrépide les rapproche aussi d’un groupe comme Low ou du courant krautrock, il n’y a pas d’autre équivalence. Il faudrait même inventer une nouvelle expression. Parlons alors de cacophonie harmonieuse pour justifier cet ensemble d’échantillons, de samples cagneux et de synthétiseurs haut perchés qui, déconcertant à première vue, charme sur la longueur l’auditeur, comme alors envoûté.

Toute en contraste, à la fois attractive et violente, inventive et brute, la musique de Water from Your Eyes suggère également que l’art expérimental peut être drôle. Sur neuf chansons et plus d’une demi-heure, Everyone’s Crushed enchaîne les réflexions absurdes sur le capitalisme (Buy My Product), les petits malaises personnels (Remember Not My Name) ou sur Neil Young (True Life)! Cela dit, derrière l’apparente maladresse du duo, son aspect chaotique et son attitude «je m’en foutiste», il y a là une science du découpage et un savoir-faire ingénieux. Doit-on alors le croire quand il dit, en conclusion de l’album, qu’«il n’y a pas de fin heureuse, il n’y a que des choses qui arrivent ?» À moins que cela ne soit une nouvelle blague.