La pièce « Moi, je suis Rosa ! », écrite par Nathalie Ronvaux donne la parole à l’œuvre de Sanja Ivekovic, qui, en 2001, avait suscité un vif émoi au Luxembourg. Entre passé et présent, elle met ici des mots sur de nombreux silences.
Des polémiques, il y en a eu beaucoup. Des prises de parole parfois justifiées. D’autres épidermiques, virulentes, pour ne pas dire fanatiques. En 2001, Lady Rosa of Luxembourg, œuvre de l’artiste croate Sanja Ivekovic, s’installait juste à côté de sa jumelle, la Gëlle Fra, symbole national (dressé depuis 1923 à la mémoire des soldats luxembourgeois morts lors de la Première Guerre mondiale). Même attitude, même pose. Seulement voilà, elle est enceinte, s’attache à la militante «rouge» Rosa Luxemburg et mitraille sur son socle une série de mots qui frappent fort.
En quelques jours, le débat s’enflamme et chacun choisit son camp, chez les partisans ou chez les détracteurs. À ceux qui parlent de «sacrilège» et réclament notamment la tête de la ministre de la Culture de l’époque (Erna Hennicot-Schoepges), d’autres en appellent à la liberté d’expression. Entre pétitions et débats, les avis se multiplient, se déchainent. Le consensus est brisé mais l’œuvre s’accroche à son piédestal trois mois durant, jusqu’à la fin de l’exposition organisée par le MHVL. Lady Rosa, sans un mot, quitte l’espace public, les esprits et les cœurs.
La Gëlle Fra, elle-même «victime» en son temps
Vingt ans plus tard, alors que la parole des femmes se libère, la voilà de retour ! Par l’écriture de Nathalie Ronvaux, puis sur scène, à travers un monologue porté par la comédienne Céline Camara, construit prudemment par Aude-Laurence Biver, elle devient un personnage à part entière et prend la parole. Toutes deux, suivant la démarche «subtile et non frontale» de l’auteure, ne cherchent toutefois pas à revenir sur l’ancienne querelle. Sûrement, aussi, parce qu’elles se sentent trop jeunes et pas assez «du pays» pour raviver des aigreurs sensibles (l’une est arrivée au Luxembourg en 2012, l’autre en 2016).
Leur idée : «S’attacher à parler de la violence faite aux femmes et sur la légitimité de la parole féminine», explique la metteuse en scène. Non sans mal, pour plusieurs raisons. D’abord celle qu’exige la distance vis-à-vis d’un sujet dense et complexe à manier, afin de ne pas être «trop moraliste, manichéen» précise la comédienne. Ensuite celle imposée par la richesse d’un texte avec lequel «il est vite facile de se perdre». «C’était tout le challenge : quel axe prendre pour ne pas partir dans tous les sens?», raconte Aude-Laurence Biver. «Je ne voulais pas brouiller les pistes et aller vers quelque chose de trop chargé.»
Le canevas, malgré ses plusieurs mailles, est en effet assez limpide : suivre à la trace Lady Rosa depuis son apparition controversée jusqu’à aujourd’hui. Avec des coups d’œil dans le rétroviseur jusqu’à la Gëlle Fra, en son temps également «critiquée parce qu’elle n’entrait pas dans les normes esthétiques», rappelle à juste titre la metteuse en scène. «Elles ont connu un parcours similaire», lance Céline Camara, toujours «émue» quand elle passe devant la place de la Constitution et la voit briller au soleil. «Elle a vu tellement de choses passer», dont sa petite sœur, brièvement, son «prolongement».
Un peu de «magie» et beaucoup d’humanité
Dans le sillage de Lady Rosa, «et son ressenti», c’est un siècle de patriarcat et de féministe qui est ainsi abordé. De grandes idées qui se mélangent régulièrement à d’autres, plus tangibles, comme le précise Claire Wagener, assistante à la mise en scène. «Au fil du texte, il y a une intensité qui se crée car les propos deviennent de plus en plus concrets. Il évoque ce que peut vivre une femme seule dans la rue, durant un accouchement ou quand elle embrasse pour la première fois.» Un peu par «magie», la statue s’anime, et parle, encore et encore.
Résolument «humaine», elle raconte, bien sûr, comment elle a vécu la polémique – «qui a mis en lumière pas mal de choses qui n’étaient pas résolues, une sorte de blessure luxembourgeoise», selon Aude-Laurence Biver. Mais aussi les trajets qu’elle a faits, son double américain ou les endroits qu’elle a visités : un foyer pour femmes battues, une salle de préparation à l’accouchement, un ascenseur, le Mudam (pour une exposition en 2012) et les stocks du même musée, dans lesquels elle est toujours. Un «sacré périple», bien qu’elle n’ait jamais «quitté le Luxembourg».
Une écriture «ouverte» et en mouvement
Oui, Lady Rosa, certes poussiéreuse, mais toujours droite et fière, est un symbole aux sujets qui interpellent toujours : la censure, le patriotisme, le nationalisme, les stéréotypes, le corps de la femme à travers les injonctions de la société, l’art dans l’espace public… Elle a aussi, indirectement, rendu possible une autre façon de travailler, plus collégiale, à travers le programme «Neistart Lëtzebuerg». À savoir se réunir autour d’un texte en cours d’écriture. Si celui de Nathalie Ronvaux s’est achevé cet été, avant cela, toute l’équipe avait déjà amorcé des répétitions.
«C’était inédit, mystérieux et précieux d’être là durant l’écriture», lâche Céline Camarda, enthousiaste. Aude-Laurence Biver se souvient : «On a passé une semaine ensemble à échanger. Le soir, Nathalie changeait certaines choses et revenait avec des versions imprimées avec les corrections en jaune (elle rit). Elle était très ouverte! On devait, nous aussi, trouver le sens, les liens de son texte.» Même l’auteure avoue songer, pour ses futurs projets, à d’autres collaborations comme celle-ci, mais «encore plus étroites, plus longues». Décidément, Lady Rosa n’a pas son pareil pour bousculer les acquis.
Grégory Cimatti
Kinneksbond – Mamer.
Première samedi à 20 h.
Jusqu’au 11 décembre.