Les danseuses Anne-Mareike Hess et Anaïs Rouch, passées cette semaine par la scène du Trois C-L, expliquent en quoi la pandémie a modifié leur approche chorégraphique et leur rapport au temps, à l’espace, au corps.
Comme l’affirme tout de go Anaïs Rouch : «La danse ne peut s’accorder avec le virus. Ils s’opposent…» Depuis une bonne année, la pandémie mine ainsi les chorégraphes, contraints de repenser leur discipline qui ne peut s’accommoder des protocoles exigés : distanciation, masque, zéro contact… C’est le cas pour la jeune artiste, passée par Paris avant de trouver soutien au Laboratoire Chorégraphique de Reims. Implantée depuis 2019 dans le Grand Est, sa route la mène actuellement, avec sa compagnie IN CØRPUS, du côté du Trois C-L, d’abord pour une résidence d’une semaine, puis sur scène, ce lundi, afin d’y roder La Marche nébuleuse.
Une création «déjà bien avancée», qui réclamait toutefois, à Luxembourg, un travail sur la lumière. Elle qui a passé «une année dans les montagnes», retrouver ces «boîtes noires» n’a pas été simple. Et pour sa première pièce de groupe, il faut faire «avec pas mal de contraintes», pas évidentes à appliquer… «Être éloignées les unes des autres, ça n’est pas naturel, poursuit-elle. On a envie de se parler, de se connecter. Et puis, on passe du temps ensemble, on partage une voiture pour rentrer…» Bien que dans le quintette proposé, il n’y a que «peu de contact», vis-à-vis du corps, «c’est handicapant»! Sans parler des masques… «Anatomiquement, c’est impossible!»
Malgré des tests réguliers, et une vigilance accrue, Anaïs Rouch ne se sent jamais à l’abri d’un aléa. Pire, d’une mauvaise surprise, comme c’est le cas avec l’absence d’une de ses danseuses, positive au Covid-19. Mais elle semble habituée à retrouver l’équilibre, d’ailleurs l’un des thèmes de La Marche nébuleuse. «Il faut faire face à l’imprévu, s’adapter, comme dans la danse! C’est quelque chose d’éphémère, qui existe dans l’instant.» Autant alors le saisir : «Depuis un an, l’humain a retrouvé une place centrale : chaque moment passé ensemble est précieux. On prend plus soin des gens, les échange s’intensifient, ce qui donne plus de sens au travail de création.» Avant de lancer un définitif : «Oui, le groupe est une force!»
Anne-Mareike Hess, elle, apprécie parfois la solitude, avouant aimer se perdre au cœur de l’abbaye de Neimënster, «un château au milieu de la ville avec des murs hauts de 5 mètres». C’est qu’elle y est la première artiste résidente, pour une durée de trois ans et demi. Malgré un planning serré, aux rendez-vous planifiés «un an à l’avance», elle reconnaît, moins stressée – elle qui avait l’habitude de courir entre Berlin et Luxembourg –, se donner des libertés pour flâner la nuit dans la capitale, «quand il n’y a personne». Le reste de son temps, la lauréate du Lëtzebuerger Danzpräis 2015 le consacre à la recherche et à l’expérimentation. «Une petite plante qui pousse…», comme elle le définit joliment. Choreographing Identities, qu’elle jouera ce lundi – toujours en l’état de «work in progress» –, en est un bourgeon.
Je ne savais où mon pied commençait et s’arrêtait…
Mais comme sa compère, la camaraderie lui manque, malgré l’équipe qui la soutient désormais, grâce à l’Aide à la structuration (lancée par le ministère de la Culture début 2020) dont elle est bénéficiaire. Malgré des rencontres, également, avec d’autres artistes de Neimënster. Du coup, elle ressent le besoin de rassembler, comme chaque mois quand elle invite sur Zoom sa copine Simone Mousset et tous les chorégraphes de la scène grand-ducale, «juste pour prendre des nouvelles». Une manière, peut-être, d’alléger le poids de l’isolement, elle qui ne peut faire venir son équipe d’Allemagne. «Si c’est pour avoir 50 tests à l’aller, comme au retour, je préfère leur éviter cela!»
En outre, les deux chorégraphes se retrouvent plongées, comme tou(te)s les autres, dans un marché à l’arrêt, sans pouvoir continuer à développer leurs contacts, ni présenter leur travail. Situation que résume Bernard Baumgarten, directeur du Trois C-L : «Les établissements ne présentent rien parce qu’ils n’en ont pas le droit, et parallèlement, ils attendent qu’on leur présente des choses pour acheter… C’est le serpent qui se mord la queue!» Ainsi, Anne-Mareike Hess a vu son solo Warrior figé dans son élan, alors qu’un bel avenir à l’international se dessinait : «C’est comme ça, on ne peut rien y changer, souffle-t-elle. On reporte, encore et encore, tout en essayant d’être polie à chaque mail (elle rit). Anaïs Rouch dit même être «assez inquiète pour l’avenir» de sa compagnie.
Plutôt que de parler de corps empêché, je préférais voir deux femmes qui s’embrassent pendant une heure!
Le 3 du Trois arrive donc à point pour ces artistes en mal de jeu. Justement, celui-ci, à l’avenir, pourrait-il être influencé par la crise sanitaire que nous traversons? «Il y a cette notion d’intimité, plus forte. D’espace aussi…», détaille Anne-Mareike Hess, racontant comment, en 2020, elle s’était même distanciée de son «propre corps». «Aller au studio et faire mes mouvements, comme toujours, je n’y voyais plus de sens. Je me disais : « pourquoi être la même alors que dehors, tout change »? Je ne savais plus où mon pied commençait et s’arrêtait… J’étais alors partagée entre l’envie de ne rien faire, ou juste danser, pour ressentir ce corps tellement bizarre…».
Anaïs Rouch, elle, balaye d’une main l’idée, car encore trop précoce : «Plutôt que de parler de corps empêché, je préférais voir deux femmes qui s’embrassent pendant une heure!, rit-elle. Aujourd’hui, on a envie d’exploser! Lâcher sur le plateau tout ce qui nous contraint dehors, en ce moment… On est tellement dedans qu’on a juste envie de s’en affranchir. Se dire que l’on peut profiter de notre travail pour nous libérer…» Du mouvement pour un souffle de vie.
Grégory Cimatti
Anne-Mareike Hess –
Choreographing Identities
Anaïs Rouch (IN CØRPUS) –
La Marche nébuleuse
Lundi à partir de 19 h.
Dans le cadre du 3 du Trois
COMPLET.
«Hors Circuits», nouvelle mise en lumière
Comme le confiait, la semaine dernière, Bernard Baumgarten, le Trois C-L va devenir prochainement une «maison de la danse», ce qui implique de «repenser la programmation, développer des idées et appuyer certaines missions». Parmi celles-ci, une d’importance : donner plus de visibilité aux artistes nationaux, ceux qui peinent à trouver de la lumière et des soutiens, ainsi qu’aux spectacles de compagnies étrangères accueillies en résidence à Luxembourg.
Il s’explique : «C’est vrai, de nombreux établissements appuient déjà la création chorégraphique : Jean-Guillaume Weis est supporté par le TNL, Anne-Mareike Hess par Neimënster, Elisabeth Schilling est à Echternach, Simone Mousset à Esch, Giovanni Zazzera à Mersch… Mais d’autres, moins expérimentés, se retrouvent sans ouverture, sans aide.» D’où un nouveau programme visant à favoriser l’essor de cette jeune scène, et à encourager la création.
Programmé en milieu de mois à la Banannefabrik, le nouveau programme «Hors Circuits» donnera la priorité à «des projets jamais vus au Grand-Duché», de «vrais spectacles aboutis». La preuve, pour la première édition, le public pourra découvrir l’association Cognitive Overload. Au menu, une première qui questionne le processus même de création d’une œuvre, à travers une longue performance de cinq heures (100 mètres par seconde). «On a eu déjà des choses curieuses, mais là, on pousse le bouchon assez loin!», se réjouit d’avance Bernard Baumgarten, précisant toutefois qu’en raison du Covid-19, le public ne peut que réserver un créneau d’une demie-heure.
G. C.
100 mètres par seconde,
de Cognitive Overload.
Le 15 mai, de 16 h à 21 h.
www.danse.lu