Sion Sono semble avoir pris goût aux possibilités que lui offrent les services de streaming : deux ans après la série déjantée en neuf épisodes Tokyo Vampire Hotel (Amazon Prime Video), c’est pour Netflix que le pape japonais du cinéma insolent signe The Forest of Love, d’abord un film de deux heures trente sorti en octobre dernier, désormais disponible dans sa version intégrale de plus de quatre heures et demie, divisée en sept chapitres.
Il fallait au moins cela pour justifier l’appellation «deep cut» (un double sens qui renvoie à la fois au remontage complet du film et à une «entaille profonde», une allusion à la violence que s’auto-inflige l’une des héroïnes) de cette œuvre-somme du cinéaste nippon, point culminant d’une carrière longue de plus de trente ans et d’une cinquantaine de films.
On le connaît surtout pour ses films aux thèmes subversifs et à la violence graphique exacerbée, mais Sion Sono, dans ses vies antérieures, a aussi été poète, écrivain ou encore performeur. On retrouve un peu de tout cela dans The Forest of Love, plus que dans tout autre de ses films. La diversité des ambiances et des tons dont il fait montre ici est guidée par une liberté artistique si absolue qu’elle semble impossible. Surtout, on le trouve qui fait le point sur ses obsessions et les thèmes explorés tout au long de sa carrière en les intégrant parfaitement à son récit-cadre. Tantôt thriller malsain, tantôt farce grotesque, tantôt drame amoureux, le film est une plongée radicale dans les perversions humaines dont on ressort difficilement indemne, si tant est que l’on ne recule pas devant la durée-fleuve de l’œuvre, son climat délétère ou les images d’horreur vers lesquelles Sion Sono nous amène, en prenant son temps.
On méconnaît encore trop le travail de ce cinéaste, notamment par rapport à certains de ses contemporains dont les films sont peut-être aussi plus accessibles à des Européens (Takeshi Kitano, Kiyoshi Kurosawa, Takashi Miike…), mais The Forest of Love pourrait bien être la porte d’entrée idéale si l’on souhaite s’intéresser à lui. Comme évoqué précédemment, le film cristallise nombre de thématiques déjà convoquées par le cinéaste perturbateur, mais il y a plus que cela : le film se déroule sur une période de dix ans (1985-1995) qui correspond aux premiers pas cinématographiques de Sion Sono, ses premiers courts, son premier long. Une période «punk» à laquelle il rend hommage à travers les trois apprentis cinéastes qu’il met en scène, à la fois dans une fonction mécanique de déroulement du récit et dans une dimension autobiographique, évoquée avec tendresse.
Ces personnages entendent gagner le Grand Prix du festival de Pia, la toute première récompense décrochée par Sion Sono pour son premier film en 1987; ils tournent en mode guérilla, dont Sono s’est fait une spécialité dans ses années de jeune cinéaste; leur tournage à rallonge (les films de Sono se placent rarement en dessous de la barre des deux, voire trois, heures) est à la croisée du cinéma et de la performance, comme l’ont souvent été ceux du réalisateur à cette même époque. De même, Sion Sono parsème The Forest of Love de références explicites à nombre de ses précédents longs métrages. Plus (Suicide Club, Love Exposure, Bad Film) ou moins (Tokyo Tribe, Cold Fish) évidentes, elles donnent aussi au film un air de testament, à un moment où le cinéaste est en proie à des problèmes de santé (il vient de survivre, en moins d’un an, à deux crises cardiaques) et alors qu’il prépare son premier film tourné en anglais.
Sur une telle œuvre que l’on peut assimiler à un compendium du travail de Sion Sono, agrémenter un montage de 2 h 31 de plus de deux heures de film supplémentaires est un choix qui a sa signification. D’abord, la forêt du titre, que l’on ne découvrait, dans la version «courte», que dans son dénouement, est ici un leitmotiv qui revient dans chaque chapitre avec des séquences inédites.
Cette grande fresque au cœur de la folie fait aussi la part belle aux digressions visuelles et scénaristiques, un trait de style propre au réalisateur, qu’il utilise souvent (y compris dans la version abrégée de The Forest of Love) mais qu’il pousse dans cet effort monumental de cinéma dans son expression la plus radicale : il consacre même un chapitre entier de quarante minutes à l’une de ces digressions, qui en renferme d’autres dans un jeu de tiroirs avec lequel Sono s’amuse beaucoup. D’un autre côté, du point de vue de l’intrigue principale, rien ne change, et les chapitres 4 à 7, qui forment la plus grande partie de la version courte, sont assez légèrement modifiés, à l’exception d’une révélation majeure que la version de 2 h 30 avait gardée pour la toute fin et qui est ici anticipée dans une séquence rallongée, gâchant un peu le suspense.
Dans sa première version, The Forest of Love laissait déjà très forte impression; on devinait qu’à tel ou tel endroit le réalisateur s’était efforcé de faire des coupes pour favoriser la fluidité de la narration, mais il n’en restait pas moins un film immense, une descente infernale et imprévisible dans les affres de la manipulation où sont exacerbés tous les actes de violence morale et physique qui en découlent. Dans sa version complète, le film ne perd rien de son aura insolente et décadente, qui tourne autour de la figure de Joe Murata, tour à tour escroc burlesque, gourou terrifiant et manipulateur répugnant, interprété dans une performance phénoménale par Kippei Shiina, qui tient son personnage grâce à un équilibre entre deux extrêmes : la caricature grossière d’une part et le parfait sérieux de l’autre. Ce que ce «deep cut» offre en plus, ce sont des envolées autoréflexives, l’observation d’une pensée retournée contre elle-même, de la part d’un réalisateur qui fait le point avec, dans la forme, une passion tout à fait délirante et, dans le fond, une véritable affection et une certaine délicatesse.
Valentin Maniglia
The Forest of Love : Deep Cut, de Sion Sono.