Dans Underground, Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog célèbrent les rockers maudits et autres prêtresses du son, la plupart passés sous les radars mais à l’influence considérable. Une bible illustrée de la scène avant-gardiste, à lire avec un casque sur les oreilles!
Il y a d’abord cette couverture, en mode Sgt. Pepper’s, où l’on peut s’amuser à trouver les personnages et évaluer sa culture musicale : ici, une Patti Smith auréolée, là, le cornu Moondog et plus loin encore, la bande iconoclaste des Residents avec leurs gros yeux globuleux… C’est assez mince, et ça ne s’arrange pas quand on tombe sur la préface signée Michka Assayas, fin connaisseur de la chose musicale sur France Inter, qui, malgré son érudition déjà éprouvée, avoue découvrir certaines destinées retracées dans ces pages, dont celle d’Éliane Radigue, pionnière française de la musique électronique. «Elle, par exemple, c’est assez exigeant comme écoute», lâche tranquillement le musicien-auteur messin Nicolas Moog.
Avec le scénariste breton Arnaud Le Gouëfflec, touche-à-tout artistique et compositeur-interprète comme lui, il dévoile ces derniers jours une épaisse bible, sobrement intitulée Underground, terme alambiqué qui en dit à la fois peu et beaucoup. Nicolas Moog traduit : «On parle de musiciens en marge, qui sont passés en dessous des radars, parfois d’ailleurs sans le vouloir. Certains sont restés marginaux malgré eux.» Des personnalités à part, un peu bizarres, en décalage, inadaptées pour certaines d’entre elles, rattrapées par l’Histoire qui reconnaît aujourd’hui leur influence majeure.
Un avant-gardisme et un sens du déséquilibre qui se ressentent au cœur même de leurs œuvres, racontant en creux l’acharnement et l’obstination dont ils ont fait preuve pour l’élaborer, malgré les critiques et les échecs : «C’est l’honnêteté qui les caractérise, poursuit le dessinateur. Ils veulent faire leurs propres trucs, sans jamais s’arrêter à quelque chose de commercial. Musicalement, ça se ressent : aucune concession n’est faite!» De toute façon, pour quelques-uns de ces génies oubliés, la séduction ou la notoriété n’étaient pas compatibles avec leurs visions artistiques, leur liberté ou leurs troubles (comme Daniel Johnson, abordé en début d’ouvrage, légende du rock «indépendant» décédée en 2019, ayant souffert toute sa vie de schizophrénie et de troubles maniaco-dépressifs).
Des pages regorgeant d’anecdotes et de clins d’œil
À travers une trentaine de portraits présentés de manière «égale et simple» – en dehors d’une passion affichée pour Jonathan Richman (ex Modern Lovers) et de rares bifurcations sur l’un ou l’autre genre (dub, black metal, krautrock) –, Underground remontent le temps, ou plutôt le fil de la pelote… «On tire dessus, ça se déroule et ça ne finit jamais!, rigole Nicolas Moog. Il précise : «Dès qu’on entend parler de choses bizarres, anticonformistes, ça nous plaît. Et comme on est curieux, passionnés même, on fait des recherches, encore et encore…» Avec son compère, tout aussi mordu que lui de «groupes obscurs», le duo creuse alors en profondeur, et remonte de leur quête souterraine quelque 300 pages denses, regorgeant d’anecdotes et de clins d’œil.
Une hantise qui se développe depuis 2013, quand Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog se sont retrouvés ensemble à signer une chronique pour l’excellente Revue dessinée, qui associe l’actualité au dessin. «On rend notre copie tous les trois mois!», se justifie Nicolas Moog. Ladite rubrique, bien nommée «Face B», rend ainsi hommage, dans le dernier numéro, à Ennio Morricone, alors qu’un prochain décortiquera le destin du père de l’afrobeat, Fela Kuti. Underground compile logiquement certaines de ces anciennes biographies à d’autres, inédites, naviguant entre les styles (rock, métal, country, chanson, musique expérimentale…) et des figures plus ou moins connues (voire pas du tout).
Une riche discographie, pour poursuivre en musique
Ce qui les unit? Toujours cet acharnement créatif : «On évoque des artistes complets, à l’œuvre pléthorique, qui n’arrêtent pas de toute leur vie. Ce ne sont pas des musiciens qui sortent deux-trois disques et disparaissent…» Une évidence quand on tombe sur l’extraterrestre Sun Ra et ses 200 albums au compteur! Parmi la palette présentée, le lecteur pourra s’accrocher à des noms connus (Boris Vian, Patti Smith, Brigitte Fontaine, Captain Beefheart, Nico, The Cramps) pour mieux se laisser perdre, avec d’autres, dans d’incroyables mondes personnels et sonores. Comme celui de la «Castafiore Inca» Yma Sumac, du fringuant et hyper productif Billy Childish, de Crass, à l’anarchie comme «profession de foi», de Townes Van Zandt, aussi, «son préféré» au répertoire «éblouissant, triste et beau à la fois». De là à tomber dans une forme d’élitisme? Nicolas Moog n’aimerait pas : «On fait ça le plus honnêtement possible. Je ne pense pas que ce soit une BD de niche : on se dit que si le grand public ne connaît pas certains de ces musiciens, il prendra le même plaisir que nous d’en savoir plus.»
Et comme c’est toujours bien «de faire passer le mot», et que la liste de ces génies injustement boudés est encore longue – «il y en a tellement!» –, Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog vont continuer à ouvrir les portes (de la perception) en ne lésinant pas, bien sûr, sur les détails et l’encre noir. Et il y a moyen de faire passer le temps en tentant l’aventure de la discographie, compilée par les auteurs en fin de livre. Elle est à l’image des esprits torturés réunis ici : sans limite.
Grégory Cimatti
Underground – Rockers maudits
et grandes prêtresses du son,
d’Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog. Glénat.