Le Quotidien a sélectionné la pièce de Dennis Kelly, mise en scène par Marion Poppenborg, à l’affiche jusqu’au 24 novembre au Kinneksbond de Mamer.
C’est une rencontre qui commence comme une autre. Au centre de la scène, une femme, la trentaine, sur un canapé en cuir rouge à moitié cassé, entourée de jouets d’enfants et de sacs plastique pleins à craquer, raconte la rencontre avec celui que, par la suite, elle épousera. «J’ai rencontré mon mari dans la file d’embarquement d’un vol EasyJet, et je dois dire qu’il m’a tout de suite déplu» : ce sont les premiers mots prononcés par cette femme, qui n’a pas de nom, brillamment interprétée par Jeanne Werner. Une sentence drôle, terrible aussi, pour un seule en scène de 80 minutes qui, tout du long, garde ce même sens du revirement de situation, de la conclusion brutale, de l’inattendue cruauté qui apparaît, soudainement, comme si quelqu’un sortait de nulle part pour vous sauter à la gorge.
Cette rencontre, à l’aéroport de Naples, c’est aussi celle de Dennis Kelly avec son sujet : quelques mois à peine avant le début de #MeToo, le dramaturge anglais a senti la nécessité d’écrire un texte sur la violence masculine, thème autour duquel il tournait déjà dans L’Abattage rituel de Gorge Mastromas (2013) et la saison 2 de sa série Utopia (2014), monument du petit écran. Dans Girls & Boys, la cacophonie de voix des œuvres précédentes n’est plus réduite qu’à une seule : celle d’une femme d’aujourd’hui, qui raconte sans faire de concessions sa vie d’avant, bordélique, faite d’excès et de coucheries, avec un langage direct, presque automatique, et un détachement dans le timbre de voix qui ferait passer le tout pour du cynisme («J’espère qu’il va jouir vite sinon il va finir par me baiser dans la flaque de vomi», répète-t-elle comme on s’autoanalyse, en se rappelant une nuit sauvage avec son colocataire de l’époque). Girls & Boys est un récit de vie, précis, fait de hauts et de bas, déclamé sur le modèle du stand-up, avec l’art et la manière de cette personne que l’on connaît tous et qui n’a pas son pareil pour rire de ses propres malheurs.
Autodestruction
Car il n’y a pas besoin d’être familier avec le travail de Dennis Kelly pour deviner que d’atroces malheurs attendent cette femme, qui a désormais un mari et qui, après avoir galéré dans un job sans consistance, mène maintenant une carrière de productrice de cinéma qui ne lui laisse aucun repos. Avec ce texte, Jeanne Werner obtient la complicité du spectateur au fur et à mesure du récit, pour ensuite briser sa linéarité : on revient, dans des flash-back (joués comme à l’instant présent), sur sa vie, plus intime, de jeune mère, où la comédienne s’occupe de sa fille, Leanne, et son fils, Danny. La première passe son temps à faire des constructions en boue, l’autre, à les détruire. Des courtes scènes dans lesquelles le personnage abandonne l’humour au profit du réalisme d’un rôle qui, subitement, prend une nouvelle direction; celles-ci donnent d’abord l’impression d’une pause dans la frénésie délirante d’un récit ironique, avant de se révéler brutalement. «Je sais qu’ils ne sont pas vraiment là», dit-elle entre deux silences glaçants : par cette simple phrase, le texte joue un dernier tour de passe-passe magistral, en acceptant le public comme l’autre personnage de la pièce et en basculant de manière irréversible dans l’insoutenable. C’est l’occasion aussi, pour Jeanne Werner, de révéler la dernière facette de son riche personnage, une Médée moderne passée de l’obscurité à la lumière tout en essuyant, avec un humour féroce, l’opprobre, la honte et la trahison dont elle a été victime, pour devenir une figure tragique.
Produite par le TOL dans une mise en scène de Marion Poppenberg, Girls & Boys révèle toute sa noirceur dans son dernier quart, le récit débouchant sur une réalité que l’on ne veut pas voir, et qui nous est pourtant racontée dans les moindres détails. Si les idées de mise en scène sont parfois trop évidentes et sont quelque peu en contradiction avec le jeu de fausses pistes que le texte déroule depuis le début (la comédienne remet la scène en ordre tandis que son personnage, lui, procède au grand déballage), on est surtout happé par la force des mots de ce dénouement à l’ambiance délétère, pour un adieu, la boule au ventre, à cette femme aussi seule sur scène qu’elle a de semblables dans le monde, incarnée avec une maîtrise virtuose par Jeanne Werner.
Valentin Maniglia