Avec River Tales, actuellement en salles, la réalisatrice luxembourgeoise Julie Schroell est partie à l’aventure. Son histoire est désormais liée à celle du fleuve San Juan et au village d’El Castillo, au Nicaragua. Depuis cinq siècles, on exploite ses richesses et le pays, une quasi-dictature à la botte du président Daniel Ortega, est aujourd’hui l’un des plus pauvres d’Amérique latine. Le film retrace, à travers une pièce jouée par des adolescents et mise en scène par un professeur de théâtre, Yemn Jordan Taisigüe Lopez, l’histoire tumultueuse du San Juan et s’ouvre à une réflexion sur l’identité et la sauvegarde de l’environnement. Entretien avec la réalisatrice.
Comment est née l’idée de ce documentaire à l’autre bout du monde ?
Julie Schroell : En 2014, j’avais fait un voyage au Nicaragua pour rendre visite à des amis. C’était la période où on parlait de ce projet de canal, une nouvelle idée politique du gouvernement d’Ortega. On en parlait partout : dans des villages, sur les bus, à la télévision… On disait qu’avec le canal, la richesse allait arriver. On promettait un miracle économique, de grands centres commerciaux… Mes amis habitent dans la zone du canal qui allait être directement atteinte : les habitants avaient peur de perdre leur domicile. Je me suis donc intéressée à ce projet de canal et c’est comme ça que l’idée du film est née, en quelque sorte. Ça a mis des années à se faire, et entre-temps, le film a évolué en quelque chose de très différent.
On imagine que votre rencontre avec Yemn a été décisive dans la direction qu’a pris le projet…
Oui. J’ai rencontré Yemn en 2016, à la même période où je me suis rendue au fleuve San Juan pour la première fois. C’est un endroit isolé, loin de tout. Même si l’idée de faire le film avec Yemn ne s’est pas faite tout de suite, j’ai été conquise par le personnage. Le travail d’éducation et de culture qu’il amène au Nicaragua est quelque chose d’exceptionnel : on parle d’un pays où l’accès à la culture n’est pas évident. Le travail que fait Yemn est rare dans un pays comme celui-là. C’est une personne très engagée, féministe, qui lutte pour les droits des femmes… Une sorte d’ovni dans cette société très machiste.
En parallèle à cela, je me suis intéressée à l’histoire et à l’imaginaire du canal, plus qu’au projet de canal lui-même. C’est un vieux mythe : depuis des générations, chaque président utilise cette idée du canal pour donner de l’espoir à la population. Bien sûr, aucun projet ne s’est fait. Et comme cette vieille histoire est liée à celle du fleuve San Juan, qui a été convoité par toutes les puissances du monde, je lui trouvais plus d’intérêt selon cet aspect de l’imaginaire collectif. Après beaucoup de recherches et de rencontres est venue l’idée de faire quelque chose avec Yemn sur ce thème. Tout le monde, même au Nicaragua, ne connaît pas l’histoire fascinante de ce fleuve ; à travers le groupe de théâtre de Yemn, le film a aussi une dimension pédagogique. Et j’aime aussi beaucoup travailler avec les jeunes.
Vous êtes créditée comme coauteure de la pièce de théâtre de Yemn. Comment avez-vous travaillé ensemble?
C’était un moment très beau. Avant de tourner le film, j’avais déjà passé beaucoup de temps à El Castillo. Tout ce que l’on ne voit pas dans le film, qui s’est passé avant l’arrivée de l’équipe de tournage, c’est notre travail dans cette belle bibliothèque à El Castillo. On a passé du temps sur les bords du fleuve, on avait un bureau à l’air libre! C’est à ce moment que l’on a écrit la pièce ensemble, chacun amenant des choses. J’avais lu énormément de choses sur l’histoire du fleuve, et Yemn, lui, vient de là, et a amené le côté pragmatique du metteur en scène. Cette histoire est tellement fantastique que l’on aurait pu faire un truc beaucoup plus complet, mais on a décidé de garder des éléments clés, comme les histoires de Cornelius Vanderbilt, des conquistadors, des pirates, de Rafaela Herrera, une héroïne nationale au Nicaragua… Comme on travaillait des enfants, il était important de discuter aussi de ce qui était important pour eux.
Le sujet du film n’était pas du goût des autorités. Vous vous y étiez préparée?
On savait que ça n’allait pas être facile, mais nous n’étions pas préparés. C’était un petit tournage avec peu de fonds et un effectif réduit. Nous qui sommes habitués au modèle de tournage luxembourgeois, avec une organisation carrée, des jours de tournage définis, nous sommes arrivés dans un pays où tout est différent, où l’on mettait parfois plusieurs jours pour arriver à un endroit. Et puis il y avait cet aspect politique… Le film tel qu’on l’avait imaginé, avec un sujet pareil, aurait été impossible à tourner au Nicaragua, et puis il y a eu beaucoup de hasards qui l’ont rendu possible. C’est notre alliance avec Camila Films (NDLR : société de production nicaraguayenne) et (le directeur de la photographie) Frank Pineda qui nous a sauvés, car Frank, qui a filmé la révolution sandiniste, a un statut spécial. Sa femme, productrice et réalisatrice, nous a beaucoup aidés pour les autorisations de tournage. Ça ne se passe pas du tout comme on l’imagine : il y a beaucoup de choses qui se passent en-dessous de la table et pendant le tournage, on s’est fait arrêter plusieurs fois par des militaires. Si l’on a pu finir le film, c’est beaucoup grâce à la présence de Frank. Donc, pour vous répondre, non, nous n’étions pas du tout préparés (elle rit)! Ni à la situation politique ni, d’ailleurs, aux circonstances naturelles : la chaleur, l’humidité… C’était très, très difficile.
La photographie et le montage donnent au film cette sensation de rêve. River Tales, qui raconte le réel par la poésie, est finalement très loin des lieux communs du documentaire…
C’est un film qui a été pensé et fait pour le cinéma. D’ailleurs, même si les financements via le Film Fund sont destinés au cinéma, c’est toujours un peu compliqué avec les documentaires car certains sont destinés à la télévision. Le travail sur la forme était pour moi plus important que le travail sur le contenu : cela a demandé beaucoup de travail et d’expérimentation, et je voulais vraiment trouver le ton juste pour cette histoire. Il y a une partie du travail qui a été pensée en amont et une autre partie qui s’est faite sur place. Par exemple, je savais que je ne voulais ni voix off ni interviews ; je savais aussi que je voulais faire un documentaire immersif, où on plonge dans l’intimité des habitants. Ce genre de documentaire, malheureusement, trouve difficilement sa place dans le marché, alors que c’est quelque chose de très beau et qui devrait être beaucoup plus reconnu.
Entretien avec Valentin Maniglia
La critique du film est à lire ici.