Elle est à la fois enfant de la balle, clown, metteur en scène et conférencière, issue d’une longue tradition familiale artistique. Joanna Bassi raconte l’évolution du cirque et son plus fidèle représentant au nez rouge, du XIXe siècle à nos jours. Rencontre.
Mercredi, dans un humour qui ne la quitte jamais vraiment et avec ses archives familiales à l’appui, elle racontait l’histoire du clown et son évolution. «L’innocence de l’humour» est certes un spectacle, mais il est surtout à voir comme une transmission. Un geste nécessaire, d’importance même pour Joanna Bassi, 65 ans, qui, depuis toute petite, a toujours connu le jonglage, la comédie, les acrobaties, la danse, la musique… Autant donc partager un sujet qu’elle connaît sur le bout des doigts, d’abord pour l’avoir vécu en famille, puis ensuite dans les rues, sur les scènes, depuis les coulisses et dans des ateliers qu’elle anime.
Arrivée depuis Berlin où elle habite avec un perroquet qui fait un boucan d’enfer, elle tournait, l’œil inquisiteur, dans la cour de la Kulturfabrik qui, depuis 2010, rend hommage aux saltimbanques de tout poil à travers un festival aux propositions multiples («Clowns in Progress»). Appareil photo en main, elle s’étonnait alors de la transformation des lieux, elle qui, avec son ex-mari Ulik et toute une équipe déjantée, était passée par Esch-sur-Alzette en 2007, à l’occasion de l’année culturelle (Brigade douanière). De beaux souvenirs qui en appellent d’autres. Retour avec elle sur près de 200 années de rires et d’innovations.
Êtes-vous d’accord pour dire que vous venez d’une famille de cirque ?
Oui et non. C’est vrai que l’on vivait un quotidien semblable aux gens du cirque, un peu comme une tribu. Mais l’expression fonctionne mieux pour les dompteurs ou d’autres fonctions incompressibles, propres à cet univers. Du coup, je préfère parler de famille artistique, car quand on est acrobate, jongleur, musicien…, il y a des passerelles qui s’ouvrent. À l’époque, ces artistes pouvaient certes jouer dans un cirque, mais aussi au music hall ou à l’opéra.
Quand je demandais à mes parents ou grands-parents d’où venait le clown, on me répondait « c’est comme ça, y en a ! »
Comment avez-vous vu l’évolution de cet art ?
Je ne l’ai pas vue, je l’ai vécue ! Je représente la cinquième génération d’artistes. Bref, j’ai pas mal de monde derrière moi et presque 200 ans d’histoire (elle rit). Ça fait en effet pas mal de changements !
L’un des plus importants a été de votre initiative, en quittant le milieu « traditionnel » pour aller dans la rue…
Oui, j’ai été une des premières, avec mon frère (NDLR : Leo Bassi, « clown activiste » de renommée internationale), à le faire. Dans mon milieu, le chemin était tout tracé et c’était rare que des gens issus de familles dites traditionnelles s’orientent vers des choses plus contemporaines. Mais à nos yeux, tout était en train de couler. Imaginez, dans les années 70, on avait 20 ans et le public, lui, en avait 50-60 ! Notre génération n’allait plus dans les cirques.
Mais ce n’était pas qu’une question de lieu, non ?
Non, on s’est vite rendu compte qu’il fallait changer de voie. On avait des choses à dire qui ne coïncidaient pas avec les conventions. Un exemple tout bête : on voulait parler en jonglant, et ça, c’était inimaginable ! Ce qui se développait dans la rue, face aux coutumes qui tentaient de résister au temps, c’était deux mondes à part. Ça nous a frappés. On regardait ces artistes en se disant : « Ils font n’importe quoi, mais ça marche ! ». On s’est alors mêlés à tout ça. Au chapeau, laborieusement. Mais c’est ce qu’on voulait.
Le clown a toujours été un affranchi. C’est un punk, un anarchiste, un avant-gardiste !
Est-ce là que vous avez affiné votre rôle de clown ?
Oui. À cette époque, des filles qui font de l’art dans les rues, il n’y en avait pas des masses ! Au lieu de faire un numéro sexy, j’ai essayé d’être marrante, puis drôle et, petit à petit, j’ai endossé le rôle du clown, dans le sens du gag, de la répartie, de l’insolence. C’était ma voie, car quand ça choque, ça me plaît !
Et aujourd’hui, à travers ce spectacle et les ateliers que vous animez, vous êtes dans la transmission…
Une fois que l’on a fait le tour, il est temps de diffuser son expérience. J’ai commencé à faire des ateliers au moment où il n’y en avait pas. Regardez maintenant : il y a des milliers de clowns. Tant mieux, car plus y en a, plus on rit! Sans oublier que j’étais face à beaucoup d’ignorance : certains pensent que le clown est arrivé sur Terre il y a vingt ans, avec son gros nez rouge! Il a pourtant une grosse histoire et une raison d’être depuis près de deux siècles. Cela dit, même dans une famille de cirque, l’idée reste floue. Quand je demandais à mes parents ou grands-parents d’où venait le clown, on me répondait « c’est comme ça, y en a ! ».
Sociologiquement, un clown, c’est quoi alors ?
Il a toujours été un affranchi. C’est un punk, un anarchiste, un avant-gardiste ! Au XIXe siècle, ce n’était pas « ça va les enfants » avec les éléphants en arrière-plan… Il est comme le bouffon qui dénonçait au Moyen-Âge : il a assumé ce rôle-là, avec certaines contingences et censures. Son image s’est par contre figée plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi ?
Durant deux générations, on est resté bloqué sur des numéros de l’âge d’or, ceux du début du XXe. C’est clair, il manquait du temps pour créer et le format des spectacles dépendait de dures contingences économiques. Du coup, il n’y a plus eu d’évolution artistique. Pourtant, il y avait un potentiel énorme, mais on a préféré se reposer sur les rares génies qui existaient alors : Grock, Achille Zavatta, Charlie Rivel… Pour tous les autres, le clown était devenu un numéro secondaire. On apprenait vite fait deux-trois trucs, on s’habillait et hop ! Ils n’ont pas vu arriver le changement.
Le clown est le plus humain des humains. Avec lui, tout part du cœur
Où en est-il maintenant ?
Après 50 ans à prendre des tartes à la crème dans la figure et à tomber du tabouret, il est presque en voie d’extinction. Personnellement, cet ancien modèle, je n’en vois plus ! Tout s’était érodé, le savoir-faire comme le public. Du coup, même les grands noms du cirque (Roncalli, Althoff, Bouglione) se sont renouvelés : ils ont mis de belles lumières, ont confectionné de beaux spectacles… La figure du clown, elle, a alors été mise de côté. Heureusement, il a fait son chemin hors des pistes, à travers un cirque plus moderne, voire avant-gardiste. Dès lors, il y a autant de clowns que de voies artistiques et de publics.
Pour le grand public, on le retrouve surtout dans les goûters d’enfants, les hôpitaux, au cinéma et en promoteur de hamburgers… Est-ce une bonne chose ?
Le clown des fast-foods n’a aucun impact sur le monde culturel : on s’en fout ! Idem pour le cinéma : c’est secondaire, comme ce nouveau mot, la coulrophobie (NDLR : la peur du clown). Ça non plus, ça n’a pas accroché. C’est trop difficile à dire (elle rit). Il reste ceux des hôpitaux qui, pour le coup, ne doivent pas faire peur, sinon, ça serait contre-productif !
On vous sent moqueuse…
Non, le clown social, c’est merveilleux, même si ça n’a rien de nouveau. Déjà à l’époque, il allait dans les œuvres de charité, soutenait les jeunes combattants qui partaient en guerre. Dans les hôpitaux, « Patch » Adams fait ça depuis plus de 40 ans ! Désormais, le clown s’est infiltré dans beaucoup de branches de la société. Je regarde ça avec satisfaction, mais il ne faudrait pas qu’il devienne banal. Par essence, il ne l’est pas ! C’est un aventurier que ne devrait pas se plier aux structures, être récupéré. Mais il se laisse faire…
Malgré tous ses attributs, arriveriez-vous à le définir ?
Le clown est le plus humain des humains. Avec lui, tout part du cœur. Dans ce sens, il est l’antithèse de n’importe quel homme politique ou de pouvoir. On dit souvent qu’il y a un clown en chacun des hommes. Pas du tout ! Certains en sont dépourvus et se retrouvent souvent dans des gouvernements… Artistiquement, c’est un être exotique qui, sur scène, cherche à changer quelque chose pour celui qui le regarde. C’est une vraie responsabilité, et pas qu’un simple plaisir personnel !
Vous parliez du clown que l’on a en soi. Qu’est-ce que ça signifie ?
Le clown parle à l’enfant en chacun d’entre nous. C’est son moteur ! Son lien avec le public tient uniquement à cela : une innocence partagée. La ou les personnes qu’il a en face de lui, c’est son seul interlocuteur, même s’ils sont 40 sur scène ! Si le dialogue s’interrompt, c’est foutu.
Et votre clown à vous, il dit quoi ?
Ça fait des années que j’essaye de m’en débarrasser ! (Elle rit) Il est gênant. Je cherche à le rendre adulte, mais ça ne marche pas… Mon père était comme ça : il faisait l’imbécile tout le temps. Pour lui, une journée sans rire était une journée perdue. C’était même devenu une nécessité. Si vous ne trouviez pas de bonnes blagues, vous étiez nuls !
Aujourd’hui, après l’épidémie et les confinements, on a l’impression justement que les gens renouent avec cette légèreté, cet amusement…
À force de communications indirectes par technologie interposée et d’intenses réflexions, on veut retrouver une l’impulsion, quelque chose d’épidermique, d’enfantin. Et, c’est vrai, avec l’épidémie, ça s’est amplifié. Sur scène, on se retrouve avec une bande de bébés devant soi. Mais ressaisissez-vous, voyons ! (Elle rit)
Finalement, quand on voit ce festival, et d’autres, on se dit que le clown a de l’avenir devant lui…
Oui, il y a de place pour tout le monde. Et on peut s’imaginer une tonne de choses. C’est un fait : les propositions se multiplient, cassent les barrières… J’ai œuvré pour ça, et cette multiplicité, c’est gratifiant. Mais, encore une fois, il faut le faire en conjonction avec le public. Sur scène, on peut être amoureux, joueur, blagueur, provocateur… Du moment que ça n’est pas fait dans l’indifférence, ça marche !
Et pour vous ?
Il y a quatre ans, on m’a dit que j’étais une extraterrestre. C’est le meilleur des compliments. À mon âge, je prends ! Le pire, c’est que ça n’a jamais été calculé. (Elle rit) Alors je continue naturellement. Il y a juste ma fille qui, de temps en temps, tempère mes envies folles. Elle me regarde, un brin désolée, et me dit : « alors ça, non ! ».
Entretien avec Grégory Cimatti