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[BD] Jesse Owens : une vie à courir


Avec cette nouvelle biographie fantaisiste, mêlant éléments fictifs et d’autres concrets rigoureux, Gradimir Smudja prouve aussi que son talent au dessin ne souffre d’aucune comparaison. (Image Futuropolis)

Plus fable qu’autobiographie, la vision de Gradimir Smudja sur le sprinteur légendaire charme. Selon lui, sa vitesse et sa foulée tiennent à une seule constante : fuir les dangers, nombreux pour un Afro-Américain à l’époque.

L’histoire

Né en 1913 en Alabama dans une grande fratrie, Jesse Owens est resté célèbre comme quadruple champion olympique aux Jeux olympiques de Berlin en 1936, organisés par Hitler et teintés de l’idéalisme xénophobe. Descendant d’une famille de Noirs américains qui a subi l’esclavagisme et la ségrégation, il va briser les barrières et construire sa légende sur les pistes du monde entier, comme l’homme le plus rapide du monde.

C’est une histoire qui se lit d’un trait, dont on en ressort essoufflé comme après un sprint. C’est que son héros n’arrête pas de courir, sa seule arme face aux dangers qui semblent ne lui laisser aucune trêve. Dès ses premiers pas (à l’âge de cinq mois), Jesse Owens n’a pas eu d’autre choix que de se construire un destin à grand coup de foulées déliées. Une course effrénée pour s’en sortir, pour semer ses adversaires et pour dépasser sa triste condition sociale, des routes poussiéreuses de l’Alabama jusqu’aux livres d’Histoire.

Oui, sa vie, exceptionnelle à plus d’un titre et à la force romanesque, aurait pu être abordée sans effet de style. Mais c’est mal connaître l’illustrateur serbe Gradimir Smudja qui, par le passé, s’était déjà amusé à revisiter certaines figures artistiques (Henri de Toulouse-Lautrec, Vincent Van Gogh, Mozart) avec une pointe de folie et de fantasmagorie appréciable.

Un chat noir comme ami imaginaire

Pour son intrusion dans le monde du sport, il garde la recette et, plutôt que d’utiliser une classique voix off, impose un personnage qui va coller aux semelles de l’athlète : un chat noir, ami imaginaire du garçon puis de l’homme, sorte d’alter ego qui, contrairement aux croyances populaires, ne porte pas malheur. C’est même tout l’inverse : il veille aux espoirs d’une mère qui voit dans ce dixième enfant un être «spécial».

Mieux, ce matou ménestrel, au chapeau de paille et au banjo, fan de blues, de jazz et de gospel, promet de tout faire pour le sortir des embuches à venir. «Je te suivrai comme ton ombre pour prendre soin de toi et veiller à ta sécurité», lui dit-il. Une patte de sauvetage qui ne sera pas de trop à une période où il ne fait pas bon d’être Afro-Américain dans le sud des États-Unis, entre la naissance du Ku Klux Klan, la ségrégation et la Grande Dépression. Sans oublier les deux guerres mondiales.

Si tu naissais avec la peau noire, les problèmes ne te laissaient jamais de répit

Enfant, les menaces qui pèsent sur lui se résument à un généreux bestiaire (comme c’est souvent le cas avec l’auteur), d’abord avec un campagnol, puis avec un jars et un bouc agressifs. C’est connu, la peur donne des ailes. Elle va développer chez Jesse Owens un art de la fuite. Et à ce petit jeu, personne ne le rattrape. Puis arriveront un serpent, des crocodiles, des sauterelles, des éléphants, des ours, des bisons et encore des coyotes. Avant que ces dangers ne prennent une forme bien moins imagée, comme la terreur du KKK, le racisme ordinaire, la traite des esclaves dans le Mississippi, les tornades qui dévastent les maisons et les récoltes, la misère des campagnes et la police des villes. Le chat est formel : «Si tu naissais avec la peau noire, les problèmes ne te laissaient jamais de répit».

Mais l’adolescent saute les obstacles comme des haies, arrive à Cleveland (dans l’Ohio), rencontre un entraîneur qui va croire en lui. Il goûte alors aux pistes d’athlétisme et à la compétition. Après des débuts fracassants, il signe, le 25 mai 1935, une performance entrée dans les annales, en battant six records du monde lors des championnats universitaires. Le tout avec des douleurs dorsales…

Des doubles pages panoramiques comme des tableaux

Une prouesse qui le conduit aux Jeux olympiques de Berlin de 1936, d’où il arrive par la petite porte (seuls les Blancs sont admis en première classe du Transatlantique) et qu’il quitte en champion après ses quatre médailles d’or obtenues au nez et à la barbe de Hitler, Goebbels et consorts, défiant sur leur propre terrain les nazis et leur supposée supériorité raciale. Pas suffisant toutefois pour Franklin Roosevelt, qui ne le recevra pas à la Maison-Blanche. Et il faudra attendre quarante ans pour qu’un autre président, Gerald Ford, lui remette la médaille de la Liberté, plus haute décoration américaine.

Avec cette nouvelle biographie fantaisiste, mêlant éléments fictifs et d’autres concrets rigoureux, Gradimir Smudja prouve aussi que son talent au dessin ne souffre d’aucune comparaison (en dehors de celle avec Norman Rockwell, illustrateur qui, comme lui, croquait une Amérique à la fois rêvée et tragique). Marqué par la caricature (avec ces clins d’œil discrets à Maus d’Art Spiegelman) comme par l’impressionnisme, il signe là de belles planches, dont des doubles pages panoramiques à apprécier comme des tableaux. Une toile colorée qui ressuscite une grande figure de l’olympisme et prouve que l’histoire d’une vie peut se raconter de plusieurs façons. D’ailleurs, en fin d’ouvrage, le chat rebondit, avouant compter consacrer une de ses vies à un autre champion pur jus : Carl Lewis.

Jesse Owens – Des miles et des miles, de Gradimir Smudja. Futuropolis.