Présenté au LuxFilmFest en 2019 dans la catégorie «Made in/with Luxembourg», le troisième film de la Sud-Africaine Jenna Bass, Flatland, western féminin et féministe, sort enfin aujourd’hui.
Alors que Flatland sort sur les écrans luxembourgeois aujourd’hui, sa réalisatrice, Jenna Bass, n’en finit pas d’être occupée. «On a fini de tourner mon prochain film vendredi et on s’apprête à commencer le montage», annonce-elle. «Je suis un peu en période de convalescence, de retour à la vie normale.» Amoureuse du cinéma de genre, c’est au film d’horreur qu’elle va se frotter. Flatland, lui, offre un regard nouveau sur le western, genre masculin par excellence. Intime et engagé, le film explore, à travers le destin croisé de trois femmes, des thèmes de société difficiles : le viol conjugal, la démocratisation de la violence, le racisme persistant, le rejet d’une société hétéronormée… Avec ce film, Jenna Bass, qui raconte les difficultés auxquelles se heurtent les cinéastes indépendants (en particulier les femmes), revient aux origines de ce que signifie le film de genre : utiliser le langage cinématographique du divertissement populaire pour évoquer des sujets complexes et briser les tabous.
Flatland est votre troisième film, mais vous aviez comme projet de faire un western il y a plusieurs années déjà…
Jenna Bass : Ça a commencé il y a très longtemps. Je ne peux pas vous parler d’un moment exact car j’ai travaillé sur ce film de plein de manières différentes, et tout a tellement changé en neuf, dix ans. Je venais de sortir de l’école de cinéma à la recherche d’un film, quel long métrage voulais-je écrire. J’ai écrit une version de ce qui est au final devenu ce film mais c’était très différent. Ma première inspiration m’est venue après un voyage en train à travers le Karoo (NDLR : un semi-désert qui s’étend sur près d’un tiers de la superficie du pays), que l’on voit dans le film, et je me suis dit : « Oh, ce serait un endroit tellement superbe à filmer dans un western », et puis j’y ai repensé plus en profondeur. Tandis que je commençais à m’intéresser à ce genre, ce qu’il représentait, pourquoi je voulais en faire un et quels films ont été faits avant le mien, j’ai réalisé que si je faisais un western, il allait être très différent de ce que j’imaginais au début.
Combien de versions avez-vous écrites en près de dix ans ?
Je ne connais pas la réponse (elle rit). Il y a eu trop de brouillons depuis la toute première version, puis, au bout d’un moment, j’ai décidé de tout reprendre du début… Si je devais deviner, je dirais qu’il y a eu 15 versions, environ. Et le film a changé énormément durant cette période de neuf ans aussi simplement parce que ma vision du monde a changé et que je devais refléter cela dans l’histoire.
Le cinéma de genre s’exporte bien à l’étranger mais intéresse de moins en moins les producteurs et distributeurs. Comment avez-vous approché ce projet ?
Je suis très intéressée par le cinéma de genre et la fiction populaire en général depuis très longtemps. Il y a quelques années, j’avais même mon propre magazine de « pop-genre » pour auteurs africains, qui a porté mon amour pour le genre et l’écriture à un tout autre niveau d’appréciation. Je crois que la raison pour cela est que, bien que j’aime le cinéma d’art et essai, et bien que je voie le cinéma comme une forme d’art, je le considère aussi comme du divertissement, à savoir une forme qui divertisse les gens mais qui contient des idées, des thèmes sérieux à propos de la société. Donc, quand vous faites un film, en particulier en Afrique du Sud, où l’on aime classer les œuvres dans des petites cases, ça fait du bien de considérer un film comme un divertissement que le public international trouvera familier, sans le considérer comme « un film africain ». C’est un film qui parle un langage auquel le grand public est habitué.
Pour vous, Flatland a toujours été conçu comme un western ?
Pas au début, mais les films que je prenais comme références étaient surtout des westerns spaghetti, comme Le Bon, la brute et le truand. Je voulais faire une version sud-africaine de ce film (elle rit). Lorsque je travaille sur quelque chose, je commence habituellement par regarder le maximum de films qui appartiennent au même genre ou à des formes antérieures similaires, et tenter de comprendre comment je peux contribuer à ce genre de cinéma. Plus j’en regardais, plus je commençais à me sentir mal à l’aise, je sentais que quelque chose n’allait pas, sans que je sache identifier ce que c’était. Au final, ça m’a paru évident : aucun de ces films ne me représentait ou ne représentait des femmes. C’était juste ce genre hyper masculin où les femmes sont reléguées à faire des signes d’adieu à leur mari sur le quai de la gare. Alors j’ai réalisé que, même s’il y avait bien sûr d’autres westerns qui mettaient en avant les femmes, ce serait mon angle d’attaque : que se passerait-il si les femmes s’emparaient de l’histoire ?
Lorsque nous expliquions le pitch du film, il y avait toujours une forme de résistance de la part de gens qui disaient : « Ce n’est pas un western », sans avoir pour autant une bonne raison de l’expliquer, sinon que c’était un film avec des femmes. Et si l’on se pose la question « qu’est-ce que le western? », on ne pense même pas au fait que c’est un film sur et avec des hommes. Mais quand on met des femmes dans un western, les gens, soudainement, commencent à parler de « road movie », ce genre de trucs. Alors oui, c’est intéressant d’essayer de redéfinir un genre, du moins pour moi si ce n’est pour qui que ce soit d’autre (elle rit).
Les obstacles sont plus subtils quand on fait du cinéma politique
Quand on fait du cinéma engagé en Afrique du Sud, à quelles critiques doit-on faire face ?
C’est intéressant car je n’ai jamais connu cela, du moins directement. Cependant, quand il s’agit d’obtenir une classification auprès du conseil, les restrictions d’âge que nous obtenons sont extrêmement hautes par rapport au contenu du film. Le film que j’ai fait avant Flatland était interdit aux moins de 18 ans, malgré le fait qu’il n’y avait pas de violence, pas de nudité, pas de drogue, pas de sexe. C’est incroyable. Je crois qu’on donne une plus haute classification à cause de son contenu politique plutôt que sa violence ou sa nudité. Les obstacles sont plus subtils quand on fait du cinéma politique… Je crois aussi que c’est parce que mes films n’ont pas beaucoup de succès (elle rit). Si plus de gens les voyaient, j’aurais droit à plus de critiques. Et Flatland ne sortira en Afrique du Sud que le mois prochain. On verra si le public l’aime ou pas.
Entre la Berlinale et le LuxFilmFest début 2019 et aujourd’hui, l’attente a été longue…
Il devait sortir plus tôt cette année mais la pandémie a retardé cela. Cela dit, cela a pris énormément de temps, et ce, pour un paquet de raisons! En réalité, nous n’aurions pas pu amener le film dans les festivals internationaux où nous souhaitions l’envoyer s’il était sorti en salles en Afrique du Sud. Nous avons dû attendre que le film ait fini de tourner en festivals. Et puis il y a aussi des problèmes de distribution en Afrique du Sud qui sont un véritable défi. Pour être honnête, Flatland est le film le plus facile que j’aie fait! D’habitude, distribuer des films locaux et indépendants chez nous est très compliqué. C’est aussi ce qui prend du temps : comprendre comment résoudre le problème, soulever un peu plus de fonds, convaincre les cinémas de passer le film sans qu’ils réclament de l’argent (elle rit)…
Tous ces problèmes sont une réalité depuis un certain nombre d’années. La situation s’est légèrement améliorée aujourd’hui avec la VOD : Showmax, par exemple (NDLR : concurrente directe en Afrique du Sud des géants Netflix et HBO Max), nous donne accès à un large catalogue de films sud-africains. Mais avant cela, si l’on voulait regarder tel film sud-africain et que l’on manquait la seule semaine voire le seul jour où notre cinéma le projetait, on ne le trouverait plus jamais. J’espère que la situation s’améliorera, mais le chemin à parcourir est encore long avant que cela soit une réalité viable pour un(e) cinéaste sud-africain(e).
Pouvez-vous en dire plus sur votre prochain projet ?
C’est un film d’horreur, un genre nouveau pour moi. Le titre en anglais est Good Madam, mais le titre original, intraduisible, veut dire littéralement « Ma personne blanche ». C’est un film d’horreur sur la relation entre des travailleurs domestiques et leurs employés, et l’inégalité en Afrique du Sud.
Entretien avec Valentin Maniglia