À 73 ans, il enchaîne : théâtre, télévision, cinéma et récemment, l’écriture. Avec près de 55 ans de carrière au compteur, Jacques Weber est un personnage indispensable de la culture francophone. Rencontre.
Théâtre, cinéma, télévision, livres… Depuis bientôt cinquante-cinq ans, Jacques Weber passe de l’un à l’autre avec agilité. On le surnomme «le monstre sacré» du théâtre français ou «le colosse». Il est tenu pour un des grands interprètes de Cyrano de Bergerac, a tourné avec des réalisateurs parmi les plus fameux du cinéma mondial et entretient le désir de vite retourner sur un plateau de tournage, après deux formidables succès en 2022 : le film L’Origine du mal et la série En thérapie.
Il écrit aussi, et a glissé récemment en librairies un livre enchanteur : On ne dit jamais assez aux gens qu’on les aime. À 73 ans, le physique d’un troisième ligne aile au rugby, Jacques Weber confie ne se sentir vraiment comédien que depuis un an ou deux, pas plus, et qu’il écrit mais qu’il n’est pas écrivain. De ses mots transpirent l’intelligence, la sincérité, l’humilité. La flamboyance, aussi. Rencontre exclusive avec quelqu’un de bien.
Depuis le début de cette année, vous n’arrêtez pas ! Une pièce de théâtre, un spectacle, un livre, l’adaptation pour la télé du Mariage de Figaro, un spectacle estival à Avignon, la mise en scène de Ruy Blas, pièce de Victor Hugo que vous présenterez à Paris en septembre… Quel est donc votre secret ?
Jacques Weber : Contrairement à Pierre Arditi qui dit ne pas dormir, moi je dors bien ! Je n’estime pas avoir une puissance de travail exceptionnelle. Lorsque je joue, par exemple, j’aime bien avoir ma journée pour rêver à ce que je dois faire le soir, pour vagabonder avant d’entrer sur scène. J’ai d’ailleurs de plus en plus besoin de rêver, de marcher. Pour moi, ce n’est pas du travail ! Oui, parfois, il y a des moments de chauffe. C’est souvent du théâtre, c’est assez lourd. Mais en fait, je fais mon métier simplement, chaque chose a son rythme et en son temps… Je n’ai pas l’impression d’être surchargé.
Je flâne, je rêve et, donc, j’espère penser à peu près correctement
Justement, comment travaillez-vous ?
Sauf quand j’écris, je prends très peu de notes. Je flâne, je rêve et, donc, j’espère penser à peu près correctement. C’est à partir de là que je fais mon travail de mise en scène. J’ai le texte, je le lis, puis je me balade et j’y pense, encore et encore. Les neurologues disent que la marche ou toute activité physique est bénéfique à la mémoire et à la pensée.
J’écris mieux. Peut-être même que j’écris bien
Vous avez écrit plusieurs livres depuis À vue de nez en 1985, mais jamais, a-t-on l’impression, vous n’avez eu un si bel accueil qu’avec On ne dit jamais assez aux gens qu’on les aime.
Très honnêtement, je ne sais pas. Je ne m’en occupe guère, d’ailleurs devrais-je le faire… Je ne sais pas si ce livre est bien accueilli par le public, mais j’espère que oui ! En ce qui me concerne, parce que je le souhaite, je crois que je progresse, que j’écris mieux. Peut-être même que j’écris bien. Ça ne veut pas dire pour autant que l’on est écrivain. C’est totalement différent : j’ai encore à apprendre la narration, la structure narrative… Voilà pourquoi je n’envisage pas encore le roman.
Pour vous, qu’est-ce qu’être écrivain ?
Écrivain, c’est un métier. Et moi, mon métier c’est comédien ! Ça sous-entend consacrer toute sa vie à ça. Moi, j’écris mais je ne suis pas écrivain! Par contre, j’ai une grande envie de me dire un jour : « Tiens, ça y est, je le suis devenu ! ». C’est peut-être de l’orgueil, peut-être par rapport à mon enfance, à ma famille, à mon père qui était un grand physicien, à mon frère pour lequel j’avais une très grande admiration. Par mon métier, je baigne en permanence dans les grands textes. Alors oui, j’ai envie de creuser ce sillon de l’écriture.
Pour éprouver le bonheur de trouver le bon mot ?
Oui, pour la puissance du mot. Aujourd’hui, l’oralité est devenue le support d’une pulsion et non plus d’une pensée, et c’est un des grands drames de notre époque. Il suffit de voir comment on traite la langue dans les SMS… La précision d’un mot, c’est la précision de la pensée, donc l’accès à une réelle sensibilité du monde. Rien n’est plus beau que le mot exact, et dans ce domaine, j’ai un maître absolu : Gustave Flaubert. Je suis fou de cet homme !
Qu’a déclenché l’écriture d’On ne dit pas assez aux gens qu’on les aime ?
Très honnêtement, je n’avais pas très envie de me raconter moi. Je suis tombé par surprise sur la chanson de Louis Chedid, elle m’a troublé par sa simplicité, par son évidence. Alors, je me suis dit : « Ben voilà, j’avais envie de vous dire que j’aime et j’ai aimé telle personne, tel animal ». J’avais le titre, j’ai voulu voir ce qui allait se passer. Et j’ai laissé ma mémoire faire ce qu’elle veut, capricieuse, nonchalante, désinvolte, oublieuse. Je l’ai laissé faire son choix. Il y a un désordre absolu dans ce livre, je passe au sens propre du terme du coq à l’âne. Se baladent dans ces pages un chien, un cheval, Nénette, l’orang-outan du Jardin des plantes à Paris, et les monstres sacrés que j’ai eu la chance de connaître, de rencontrer, et aussi des personnes que les gens ne connaissent pas du tout. À partir de là, s’agrègent des souvenirs personnels, évidemment.
Quel est, selon vous, la place de l’artiste dans notre société ?
Je peux paraître discret mais quand j’ai quelque chose à dire, je le dis! On prétend souvent que les artistes n’ont pas à s’exprimer sur la place publique. C’est tout le contraire : nous ne cessons de nous exprimer par notre travail et, en même temps, si on m’interroge, je suis comme nous tous, un homme et un citoyen. Mais si on s’exprime, il faut être à la hauteur de la question et de la réponse qu’on veut donner. Ne pas dire n’importe quoi, ne pas avoir une révolte pulsionnelle…
En quelques mots, comment définiriez-vous Jacques Weber ?
Je crois être une personne de bonne compagnie, et toujours respectueux de tout le monde.
Un livre et un spectacle
Délicieux hasard. Un jour, entendre une chanson qui dit : «On ne dit jamais assez aux gens qu’on les aime.» Réaction : voilà ce que je dois écrire. Il se trouve que Jacques Weber tournait autour d’une nouvelle envie d’écriture. Sans trop savoir sur quoi, ni qui, après À vue de nez (1985), Molière. Jour après jour (1995), Cyrano, ma vie dans la sienne (2011) ou Paris-Beyrouth (2020). Après une année de travail, voilà un nouveau livre dans lequel il raconte les chemins d’une vie, l’enfance (avec un épisode douloureux entre le garçon et un homme d’Église), l’adolescence, l’âge adulte. Raconter aussi les coulisses de ce monde artistique. Tous ces gens qu’il aime et a aimés. Des connus : Grace de Monaco, Montand, Signoret, Deneuve, Mastroianni, Depardieu… Des anonymes. Des animaux aussi. Trop souvent, les «livres de mémoires» commis par des comédiens sont d’une banalité affligeante. Jacques Weber, physique de granit et âme «impressionnable» nourrie à Molière et Shakespeare, nous offre un grand livre d’amour et de mélancolie.
On ne dit jamais assez aux gens qu’on les aime, de Jacques Weber. Éditions de L’Observatoire.
À la question «quelle est l’originalité de ce spectacle ?», tout sourire Jacques Weber répond : «Je ne suis pas seul sur scène. Je ne suis pas accompagné. Nous sommes ensemble!». Avec lui, deux musiciens comme deux complices, qu’ils emmènent le mois prochain au festival d’Avignon pour Weber à vif, présenté en début d’année à Paris puis en province. «Il ne s’agit pas de musique accompagnant un texte mais de la rencontre de trois amis qui partagent des passions, des amours, des émotions», résume le comédien. Pendant une heure et quinze minutes, il ne vient pas sur scène cabotiner mais pour proposer une saga musicale et poétique servant, avec brio, les œuvres et mots de grands de la littérature mondiale (Claudel, Rostand, Hugo, Flaubert, Camus, Duras…). Comme peu, Jacques Weber sait se mettre en retrait des textes pour mieux les servir!
Weber à vif. Avec Jacques Weber, Pascal Contet et Greg Zlap.
La Scala (Avignon), du 7 au 29 juillet.