Il y a un mois, Jaco a sorti La Fille au bob bleu, un morceau vocalisé en français qui sonne très brésilien. Et pour cause : le chanteur vient du Brésil. Interprété en portugais, son album Triste alegre pose cette question : et si une langue pouvait être un genre musical ?
Musicalité de la langue
Si, au cinéma, un film sort à l’évidence dans sa version originale, ainsi que dans des versions doublées, du côté de la musique, cela n’existe pas. Ou presque. Imaginez Thriller de Michael Jackson (1982) intégralement traduit – et chanté par Jackson – en allemand, italien ou français : le résultat s’apparenterait à de la blague.
C’en est d’ailleurs une avec Les Franglaises, une troupe de théâtre qui reprend des standards de la pop music – parmi lesquels Smooth Criminal – en les traduisant en français, de façon trop littérale. Il ne s’agit pas de massacrer des chefs-d’œuvre (quoique), ni de les désacraliser (quoique), il s’agit, simplement, de montrer qu’il y a des chansons qui ne peuvent «avoir du sens» que dans leur langue d’origine.
Il y a néanmoins un «presque». Car il existe bien des disques en deux versions, une allemande et une «internationale» pour certains opus de Kraftwerk; de même qu’il y a des albums italiens réinterprétés en espagnol (à destination, c’est logique, du marché espagnol), ceux de Laura Pausini, Gianluca Grignani ou Tiziano Ferro. Même si l’amour est une langue universelle.
Julio Iglesias n’a, bien sûr, pas chanté ses love songs qu’en espagnol. Qu’est-ce qui est délicieux lorsque c’est le même artiste qui performe dans une autre langue que la sienne? Eh bien, l’accent, le «r» qui roule, en fait, tout défaut de prononciation qui apporte, musicalement, une richesse supplémentaire – une singularité.
Le point extrême reviendrait à inventer des mots, voire carrément une langue, comme Ira de Iosonouncane (2021), disque qui mixe un langage à peu près familier (avec des bribes d’anglais, de français, de sarde) et une langue de l’inconnu, sinon encore comme Sigur Rós, qui emploie le «vonlenska», un idiome connu uniquement de son chanteur Jón Þór Birgisson.
Le langage, c’est du son. Et la langue est ici pure musique; il n’est même plus question de la comprendre, juste de la ressentir.
Langage mélodique
Alors, parler plusieurs langues équivaudrait à savoir jouer de plusieurs instruments? Et être polyglotte, à être multi-instrumentiste? Pourquoi pas. Dans El original, Rocca, rappeur franco-colombien, développe son ego trip en s’appuyant, à raison, sur son bilinguisme : «Demande à tes gars combien de MC savent rapper en deux langues».
Si Sébastien Rocca, de son vrai nom, parle aussi bien l’espagnol que le français, peu de rappeurs peuvent, en effet, s’enorgueillir de switcher d’une langue à une autre. Sauf exceptions : au Luxembourg! Turnup Tun ou Culture The Kid, par exemple, y parviennent sans problème, comme d’autres musiciens alterneraient aisément techno et funk, death métal et musette, peu importe : pour ce qui est de la langue, il ne s’agit pas que d’en mettre plein l’ouïe; le multilinguisme, c’est un luxe du «Lux».
La langue constitue même l’élément d’un genre musical. Composé par deux Français, Vitalic et Rebeka Warrior, Kompromat fait de la techno berlinoise; le chant est en allemand. Là où cette année les Français Barbagallo, avec Così è la vita, ou Gabriel Auguste, avec La Notte, font un détour par l’Italie, en 2017, Phoenix via Ti amo veulent faire un disque «à l’italienne».
Thomas Mars, le chanteur, y baragouine des «Troppo bisogno di te» et «Pronto» : c’est un peu du yaourt, ça sonne touristique, mais c’est parce que c’est, avant tout, et surtout, de la musique. Moins on comprend, plus on ressent? Car, plutôt que de solliciter l’intellect en premier lieu, la musique s’adresse directement à l’âme, puisse-t-elle être latine.
Genre brésilien
Triste alegre de Jaco est un disque brésilien qui vient de paraître sur Stone Milk Records, un label français. Qu’est-ce qui s’entend par «disque brésilien»? Il n’y a pas de fantasme du pays de Gilberto Gil et de Marcos Valle, puisque c’est de là d’où vient Jaco.
Sauf qu’en écoutant les (sublimes) titres contenus dans cet album, une question jaillit : par-delà ses styles musicaux (ici bossa nova, samba, mango beat…), un pays, par extension la langue de ce pays, ne peut-il pas être un genre à part entière? Dans le précité Ti amo, Phoenix veulent injecter de l’Italie, non pas un genre venant de l’Italie, non, le disque se donne un «genre italien».
En 1970, quand Chico Buarque, exilé dans la Botte, enregistre avec Ennio Morricone Per un pugno di samba, il en tire un album italien teinté d’un bel accent do brasil. Triste alegre est, par analogie, un album teinté d’un bel accent brésilien, même quand le chanteur passe par la France : sur La Fille au bob bleu, Jaco s’essaye à la langue de Jacno.
Et c’est beau comme un morceau pop, teinté de jazz, «à la française», sauf que le naturel revient au galop – le «feeling» est brésilien. La langue portugaise se fond si gracieusement dans la pop; l’apaisement engendre l’envoûtement; les mélodies sont gorgées d’une mélancolie, entre tristesse et allégresse, pour reprendre le titre, qui semble propre au Brésil.
Aussi, sur Alberto, il y a la présence de Pantin Plage, un groupe… français. Comment ce combo décrit-il sa musique en deux mots (plutôt trois)? «Soleil, plage et caïpirinha».
Comprendre (en un mot) : Brésil. Il faut rappeler alors que la France a toujours été influencée par la musique brésilienne, de Michel Fugain & le Big Bazar jusqu’aux titres les plus suaves du génial Bertrand Burgalat, en passant par – et ce n’est pas une blague – l’album d’Elie Semoun, Chansons (2003).
Sans oublier les reprises du projet Nouvelle Vague – là il ne s’agit pas de changer de langue, mais de tremper le post-punk dans la sauce bossa nova.
En tout cas, pour faire écho au nom du label américain «Italians do it better», ce que l’on peut dire avec Triste alegre, c’est que le mieux avec la musique brésilienne, c’est quand ce sont les Brésiliens qui la font.
Triste alegre, de Jaco.