En France la révolte étudiante de mai 68 avait véritablement débuté… le 22 mars à l’université de Nanterre. Emportée par les événements, la France avait connu la grève générale la plus massive de son histoire, marquée par la jonction de mécontentements de fond et d’aspirations au changement.
Dans une société corsetée par des structures conservatrices et autoritaires, la révolte des étudiants français trouve d’abord son expression dans la lutte contre la guerre du Viêt Nam, trait d’union entre les jeunes contestataires du monde entier. Les trois coups sont frappés à la «fac» de Nanterre, à l’ouest de Paris. Le 22 mars, Daniel Cohn-Bendit, étudiant allemand en sociologie, et une centaine de ses camarades occupent une tour pour protester contre l’arrestation de camarades des «comités Viêt Nam».
Dany le Rouge, comme on le surnomme alors, «ne laisse personne indifférent. Ses talents de leader de masses et d’agitateur lui ont valu une grande popularité à Nanterre, même parmi ceux qui ne partagent pas ses idées», écrit à l’époque l’AFP. «Sa silhouette massive couronnée d’une toison rousse, son visage carré où pousse un poil dru, sa voix tonnante dominent sans peine les auditoires parfois houleux.»
Mixité des résidences universitaires
Les étudiants contestent alors une réforme qui encourage la sélection à l’université et réclament le droit à la mixité dans les résidences universitaires. Le 31 mars, dans l’une d’elles un groupe de garçons déterminés «a réussi à ouvrir une porte de communication au 5e étage, ce qui leur a permis de parvenir dans la partie réservée aux jeunes filles, sous l’œil affolé puis résigné du concierge», rapportent les médias de l’époque.
À Nanterre, la mobilisation grandit et le 3 mai les étudiants, dont le campus a été fermé la veille, débarquent à la Sorbonne. Mai 1968 commence ce jour-là à 16 h 45 : casqués, boucliers en main, des gendarmes mobiles pénètrent dans la prestigieuse université parisienne pour l’évacuer et interpellent près de 600 jeunes. Les étudiants se transforment alors en «manifestants déchaînés», dira le préfet de police Maurice Grimaud. Les premiers affrontements embrasent les alentours de la Sorbonne. Bien vite, les facs, les écoles, les théâtres occupés, deviennent des lieux de débats permanents où on refait le monde.
Les murs couverts de graffitis prônent «L’imagination au pouvoir». La nuit du 10, des dizaines de barricades sont dressées dans le Quartier latin. Aux grenades lacrymogènes des «CRS-SS», les jeunes ripostent à coups de pavés. On compte de nombreux blessés.
La manifestation massive du 13 mai à Paris marque la jonction des mouvements étudiant et ouvrier. Dans les usines, de nombreux conflits sociaux ont déjà marqué l’année 1967 et le début de 1968. L’automatisation des tâches, divisées et chronométrées, a accéléré les cadences. Quand leur corps ne suit plus le rythme, les ouvriers les plus âgés voient leur rémunération baisser. Le secteur agricole n’est pas en reste, en particulier dans la région ouest, très mobilisée. La jonction entre ces mondes se fera d’autant plus facilement dans la rue.
Accords de Grenelle
Les plus jeunes sont les plus prompts à fraterniser, même si, côté ouvrier, les syndicats regardent d’abord d’un œil méfiant, voire hostile, ces jeunes «gauchistes» venus leur faire la leçon. Mais les portes s’ouvrent et les langues se délient. «À la Sorbonne c’est plus marrant que dans l’usine occupée», déclarent des jeunes ouvriers de chez Renault. «À l’usine, les gars cette nuit ils dormaient ou jouaient à la belote. À la Sorbonne on discute, il y a des gars intéressants.»
Les usines occupées à partir du 14 mai, les trains et transports urbains arrêtés, les stations-services à sec : c’est la plus grande grève générale qu’a connue la France, suivie pendant plusieurs semaines par 7 à 10 millions de travailleurs. Après la «nuit des barricades» du 24 mai, où un jeune homme à Paris et un commissaire de police à Lyon trouvent la mort, le mouvement aborde un tournant.
Des négociations entre syndicats et gouvernement aboutissent le 27 aux accords de Grenelle, marqués par une hausse de 35 % du salaire minimum. La base ouvrière ne suit pas immédiatement et continue la grève. Les dernières usines occupées seront évacuées par les CRS en juin, parfois avec une grande brutalité comme à l’usine Peugeot de Sochaux où deux ouvriers trouveront la mort le 11.
Le dernier mot à la «majorité silencieuse»
À la tête de l’État, le général de Gaulle n’a pris que tardivement la mesure de la contestation. Le 24 mai son projet de référendum ne rencontre qu’indifférence. Même lenteur de réaction du côté de l’opposition. Le Parti communiste craint l’irruption du gauchisme et les socialistes tergiversent.
La «majorité silencieuse» va avoir le dernier mot. De Gaulle crée un choc psychologique en disparaissant le 29 mai. Il réapparaît le 30, après avoir vérifié auprès du commandement des troupes françaises en Allemagne, basé à Baden-Baden, qu’il pourra compter sur elles en cas de besoin. Il annonce son maintien au pouvoir et la dissolution de l’Assemblée nationale. Plusieurs centaines de milliers de personnes composant une foule massive en rangs serrés, et hérissée de drapeaux tricolores et de banderoles descend alors les Champs-Élysées aux cris de «À bas l’anarchie», «La France au travail».
Pourtant, après avoir voté massivement à droite aux législatives du 30 juin 1968, les Français consultés par référendum dix mois plus tard diront «non» au général de Gaulle, qui quittera alors le pouvoir.
Le Quotidien/AFP