Des milliers de BD sont sorties cette année encore sur le marché francophone. Le Quotidien n’en a gardé que la crème de la crème pour ses lecteurs. Mais ce qui restera de cette année, probablement, sera la tuerie de Charlie Hebdo et la mort de ces grands auteurs qu’étaient Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski.
Sélection réalisée par Pablo Chimienti
La Main heureuse (de Frantz Duchazeau, éditeur Professeur Cyclope)
Les années 90, en France. Dans leur patelin paumé dans le sud de l’Hexagone, Frantz et son pote Mike s’ennuient méchamment… Mais ils ont comme remède un élixir décapant : la Mano negra. Quand Mike vient annoncer à Frantz que la Mano passe à Bordeaux, à une centaine de kilomètres «seulement» de chez eux, leur rêve de voir la Mano sur scène semble enfin devenir réalité. Sécher les cours n’est pas un problème, par contre, le trajet, à deux sur une petite mobylette à moitié esquintée, va se révéler bien plus compliqué que prévu pour les deux compères.
Habitué des BD aux scénarios emplis de musique ( Le Rêve de Meteor Slim , Les Jumeaux de Conoco Station et Lomax ), Frantz Duchazeau propose ici, non plus une histoire plus ou moins historique, mais une autofiction de toute beauté. Une road BD décalée, musicale et poétique où l’auteur se met en scène pour rendre hommage à la Mano Negra, le groupe qui a donné un sens à sa jeunesse. Dans ce récit, «tout est vrai et tout est faux», explique l’auteur qui a utilisé des éléments réels de sa vie, mais qui a tout transformé pour en faire un récit qui tienne la route.
C’est brut de décoffrage, radical et magnifique. Le voyage vers Bordeaux et cette explosion scénique qu’était un concert de la Mano sont entrecoupés de souvenirs, de réflexions, de fantasmes qui renforcent le road movie et font glisser intelligemment le récit vers quelque chose de surnaturel, entre trip vaudou (dès qu’on entend de la musique, avec tout ce qu’il faut d’excitation, transpiration, perte d’équilibre, de repères, délires, émois) et séance d’autoanalyse (à travers les dessins du jeune Frantz, où l’on sent un profond malaise).
Le noir et blanc est de rigueur et l’auteur n’hésite pas à changer de style graphique selon les besoins du récit. Et l’ombre de la main noire gigantesque et rassurante, symbole de la Mano negra, plane tout au long des 100 pages de l’album.
Un album qui a d’ailleurs reçu la bénédiction de Manu Chao et ses potes. Au point que le groupe, d’habitude pas grand amateur des hommages en tout genre, a accepté de joindre un vinyle inédit de quatre titres de son live à Bordeaux – celui que vont voir les deux jeunes dans le récit – dans la version collector de l’album, tirée à 1 000 exemplaires. C’est dire!
L’île aux femmes (de Zanzim, chez Glénat)
Lorsqu’un Don Juan se retrouve prisonnier sur une île remplie de femmes… Céleste Bompard est un «coq en l’air», un as de la voltige qui aligne les conquêtes. Pendant la Grande Guerre, alors qu’il transporte les lettres que les soldats du front écrivent à leur femme, il se crashe sur une île mystérieuse. Un jour, en parcourant les lieux, il découvre un jardin d’éden entièrement peuplé de femmes! De véritables amazones, aussi belles que redoutables, qui ne tardent pas à le capturer pour remplacer leur «reproducteur» vieillissant. Alors qu’il avait l’habitude de mener la danse avec les femmes, voilà que Céleste est devenu leur esclave!
Pour son premier album solo, Zanzim offre un album magnifique truculent à souhait et féministe. Son trait sobre et élégant, sorte de ligne claire décomplexée qui n’est pas sans rappeler celui de Christophe Blain, restitue à merveille les courbes des créatures qui peuplent son île aux femmes! Des femmes qu’il rend toutes belles, bien au-delà du seul fantasme de la grande blonde à forte poitrine.
Si le dessin de Zanzim fascine toujours autant avec cette Île aux femmes , l’auteur surprend au niveau du scénario. Un scénario complexe, avec non seulement différents niveaux de lecture, mais également différents niveaux de récit. Il y a l’imaginaire, puis l’imaginaire de l’imaginaire, avant d’atteindre l’imaginaire de l’imaginaire dans l’imaginaire. Pas toujours tout à fait évident à suivre, mais il n’y a rien de mal, après tout, à faire appel à l’intelligence du lecteur. Et puis, cerise sur le gâteau, Céleste Bompard lit à ses ravisseuses plusieurs de ces lettres de Poilus qu’il transportait au moment du crash. De lettres, certes écrites par Zanzim, mais d’une force rare et d’une grande poésie.
Parce qu’il a oublié – non, mais quelle honte! – sa carte de fidélité du magasin dans lequel il est en train de faire ses courses, un auteur de BD voit sa vie basculer vers l’absurde. La caissière appelle le vigile, mais quand celui-ci arrive, l’auteur parvient à s’enfuir. La police est immédiatement alertée et s’engage alors une traque sans merci, rapidement reprise par des médias, télévisés surtout, avides de sensations fortes. Puis le bouche à oreille fait son office et l’histoire de ce fugitif – il est peut-être dangereux! – est désormais sur toutes les lèvres, dans toutes les discussions : elle divise la société, une société ultrasécuritaire, pour ne pas dire fascisante. Il ne reste plus au pauvre auteur que de fuir de plus en plus loin, de traverser toute la région, en stop, de battre discrètement la campagne, partagé entre remords et questions existentielles.Fabcaro, a qui l’on doit d’autres grands récits absurdes : Z comme Don Diego , Le Steak haché de Damoclès , etc. revient avec un nouveau récit choral enter road movie improbable, fait divers décalé et humour absurde. Un récit où l’auteur tacle toutes les grandes dérives de notre société occidentale actuelle : la consommation à outrance, la télé-poubelle, l’ignorance, la société zapping, le repli sur soi… le tout avec un humour omniprésent qui permet de faire passer toutes les critiques sans lourdeur.
Un minimum de second degré est néanmoins nécessaire pour apprécier cet ovni qui vient de remporter le grand prix de l’ACBD remis par l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée, et qui avait précédemment remporté le prix Ouest-France au festival Quai des bulles et le prix «Coup de cœur» Landerneau BD. Rien que ça!
Le Rapport de Brodeck (de Manu Larcenet, éditeur : Dargaud)
On l’avait quitté l’an dernier sur un chef-d’œuvre – le quatrième et dernier tome de Blast ( Pourvu que les bouddhistes se trompent ) – et on retrouve cette année Manu Larcenet avec un album au moins aussi sombre et au moins aussi réussi : L’Autre , le premier tome de sa nouvelle série, Le Rapport de Brodeck , une sublime adaptation – c’est une première pour l’auteur du Combat ordinaire , du Retour à la terre ou encore de La Jeunesse de Bill Baroud – du best-seller de Philippe Claudel, paru en 2007. Larcenet s’empare entièrement du texte, le fait sien et lui donne une nouvelle vie, éclatante, sombre et tragique. Il offre là des pages d’une beauté stupéfiante, magnifiant la nature sauvage et la confrontant à la petitesse des hommes : une plongée dans les abîmes servie par un noir et blanc sublime et violent. Un très grand livre!
Dans ce récit rôdent les fantômes de la Seconde Guerre mondiale, les camps de concentration, d’extermination, la barbarie. Qui plus est, ils rôdent de manière malicieuse, non pas à travers les discours ou les disputes, mais à travers d’innombrables non-dits.
L’histoire est celle de Brodeck. Il rentre tout juste du camp où il avait été déporté en raison de sa religion. Alors qu’il ne demande qu’à vivre en paix, les villageois lui imposent de mener l’enquête et de rédiger un rapport sur le meurtre de l’Anderer (l’étranger) qui a eu lieu dans le village. Un meurtre collectif, honteux. À travers ce rapport, les villageois ne cherchent pas la vérité, mais à se dédouaner. Et les pressions ne vont pas tarder à se faire sentir.
Ce premier tome a reçu le prix Landerneau BD. Le second tome est prévu pour le mois d’août prochain. On l’attend avec impatience!
L’année du renouveau pour Sfar
L’année 2015 a été une année riche pour Joann Sfar. Alors qu’il s’était fait plutôt discret niveau BD ces derniers temps, préférant le roman ( Le Plus Grand Philosophe de France ), l’illustration ( À bicyclette , La Promesse de l’aube ) et le cinéma ( La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil ), voilà qu’il revient en force au phylactère en proposant, enfin, un sixième tome – le précédent date de 2006 – de sa série phare, Le Chat du rabbin , Tu n’auras pas d’autre dieu que moi (Dargaud).
Dans ce nouvel opus, le chat philosophe est désespéré. Sa maîtresse adorée, Zlabya, est enceinte. Alors le doute l’assaille : S’intéressera-t-elle encore à lui? Pourra-t-il encore être caressé, pourra-t-il la voir quand il le voudra? Quelle sera sa place? Ne devrait-il pas partir et chercher une autre maison? Ce sixième album ne révolutionne peut-être pas la série, mais la relance avec brio. Mais au-delà de son Chat , Sfar a également relancé cette année ses Carnets . Là encore, il avait délaissé la série entre 2008 et 2013, il a mis les bouchées doubles en 2015 avec un onzième tome, Si Dieu existe (Delcourt), sorti en mai, puis un douzième, Je t’aime ma chatte (Delcourt), en septembre. Comme toujours dans ces Carnets , Sfar y glisse ses réflexions, ses doutes, ses craintes, ses espoirs… avec une sincérité touchante.
Catharsis (de Luz, éditeur : Futuropolis)
L’attentat de Charlie Hebdo , le 7 janvier 2015 a marqué le monde entier. Mais peut-être pas autant que Luz. Car lui, chez Charlie , il y travaillait depuis des années. Les morts, pour lui, n’étaient pas juste des dessinateurs, des journalistes, des policiers, etc. aussi connus soient-ils, pour lui, les morts étaient avant tout des copains. Le 7 janvier, c’est son anniversaire; Et c’est pour ça qu’il s’était permis de traîner un peu ce matin-là, tant pis pour la réunion de rédaction. Il arrive donc sur place après la tuerie, juste après, il croise même les terroristes. C’est lui, encore, qui dessinera la une du Charlie du 14 janvier, celui des survivants et du «Tout est pardonné».
Tout ça, Luz a eu besoin de temps, non pas pour le comprendre – comment comprendre une telle horreur –, mais ne serait-ce que pour le nommer, le digérer. C’est au mois de mai que sort Catharsis . Un titre on ne peut plus clair, catharsis en grec signifie purification, remémoration affective.
Sur 128 pages l’auteur ne propose pas un témoignage – il n’était pas là –, mais un hommage «à ceux qui sont partis», une ode à sa femme aussi à travers toute une suite de petits instants, de réflexions, de peurs, de doutes, de psychanalyse, mais aussi de petits moments de vie, de rires qui se mélangent aux larmes, d’amour physique qui nous rappelle que nous sommes vivants. Un album unique, rare, urgent. Un ensemble de croquis sublimes. Et puis, derrière l’horreur, toujours l’humour, à la vie, à la mort!
Alvin, T1 : L’héritage d’Abélard (de Régis Hautière et Renaud Dillies, éditeur : Dargaud)
Abelard avait marqué l’année BD 2011. La Danse des petits papiers , puis Une brève histoire de poussière et de cendre (Dargaud) proposaient un conte animalier empli de tendresse et de poésie. Dans ce diptyque, Abélard, un petit poussin aussi naïf que volontaire était bien décidé à décrocher la Lune pour séduire la jolie Épilie.
Au récit de Régis Hautière répondaient les magnifiques dessins de Renaud Dillies. Le duo est de retour, ensemble, pour un nouveau cycle. Abélard, bien évidemment, n’est plus. Mais quatre ans après la fin tragique de ce premier diptyque, les auteurs font revivre son univers à travers le personnage de Gaston, l’ours grincheux avec qui Abélard a partagé alors un bout de chemin.
Quand on le retrouve à New York, sa vie n’est que routine. Les journées il les passe sur les chantiers et ses soirées, en compagnie de quelques bières. Mais un jour, il «hérite» d’Alvin, un gamin qu’une chère amie va lui confier avant de trépasser. Le gamin est revêche, mais Gaston a promis à la défunte de ne pas l’abandonner.
La douce naïveté d’ Abélard n’est plus, reste la poésie et un certain fatalisme. Alors qu’ Abélard embarquait le lecteur dans un doux dédale fantaisiste, Alvin propose un récit plus brut, direct, mûr. Il en va de même pour le dessin.
Autre réussite de ce nouveau cycle, si la lecture du premier offre, évidemment, une meilleure compréhension de cette histoire, elle n’est nullement nécessaire pour apprécier ce nouveau récit. Un très, très bel album! On attend la suite.
Le Piano oriental (de Zeina Abirached, éditeur : Casterman)
En 232 pages, Zeina Abirached signe probablement, avec Le Piano oriental, sa plus belle œuvre, et de loin! Pourtant, ses albums précédents ( [Beyrouth] Catharsis , 38, rue Youssef Semaani , Mourir, partir, revenir – Le Jeu des hirondelles , Je me souviens – Beyrouth ) étaient déjà d’une belle facture. Mais là, tout en gardant un petit côté réaliste et familial, elle sort de son petit cocon et offre à ses lecteurs une histoire surprenante. Une histoire qui, une nouvelle fois, crée un pont entre ses deux réalités – l’Europe et le Liban – entre l’Occident et l’Orient.
Une histoire largement inspirée de la vie d’un de ses ancêtres, inventeur fou, qui a passé une grande partie de sa vie, à partir des années 60, à tenter de créer un piano qui rapprocherait traditions musicales occidentales et orientales, grâce à une petite transformation qui lui permettrait de jouer le célèbre quart de ton oriental. Mission impossible lui disaient certains, mais l’inventeur a tenu bon et a réussi à mettre sur pied son piano oriental. Mais la guerre civile libanaise, d’un côté, et les nouvelles technologies, de l’autre, n’ont pas permis à cette invention de connaître le succès qui lui était promis. Résultat, malgré la révolution qu’elle représente, elle n’a jamais été produite qu’en un seul et unique exemplaire. Alors que la richesse et la célébrité lui semblaient promises, l’inventeur a finalement dû se contenter de sa seule fierté de créateur. Maigre consolation!
Pour ce nouveau roman graphique, la Libanaise Zeina Abirached garde son style en noir et blanc souvent comparé à celui de l’Iranienne Marjane Satrapi. Et une nouvelle fois, elle présente une sorte de «Ma vie à Beyrouth pour les nuls» plein de tendresse, entre petits détails personnels et découverte de l’architecture, des souks grouillants et des réalités de cette ville à la fois moderne et historique, orientale et occidentale.
Avec cet album, Zeina Abirached a remporté le prix Phénix de littérature, décerné au salon du Livre de Beyrouth à un écrivain libanais francophone ou à un auteur francophone écrivant sur le Liban. L’album est également en sélection officielle du festival d’Angoulême 2016.
Les Équinoxes (de Cyril Pedrosa, éditeur : Dupuis)
Voilà quatre ans qu’on attendait son retour en librairie. Après une décennie à publier des BD plus vite que son ombre, Cyril Pedrosa a ralenti son rythme et mis de la profondeur dans ses travaux. Résultat, en 2011, il sortait Portugal , un pavé magnifique sur une sorte de retour aux sources où il a approfondi ses maigres connaissances du pays de ses ancêtres; et cette année, il publie Les Équinoxes , un pavé encore plus épais – 336 pages – où l’auteur raconte de petites histoires, courant sur une année et ses quatre saisons, de gens tout à fait ordinaires.
Un récit choral, fait de personnages qui, souvent, ne se connaissent pas mais qui vont tous jouer un rôle dans une destinée commune. Le récit, alambiqué mais sublime, profond et poétique, est porté et dessiné d’une main de maître par l’auteur. Des personnages et un récit de pure fiction dans lesquels Pedrosa introduit ses questionnements et ses préoccupations profondes sur l’engagement, la confrontation à sa propre solitude, la difficulté à être avec les autres… mais aussi vis-à-vis de la lutte sociale, de l’engagement écologiste, etc.
Un récit qui propose également un va-et-vient permanent entre la préhistoire et aujourd’hui, une façon de rappeler que nous ne sommes que le résultat de ce que nos ancêtres ont fait depuis des millénaires, que nous sommes tous connectés d’une manière ou d’une autre et que bien qu’une vie soit fugace, nous laissons tous une trace sur Terre. Des changements de périodes historiques accompagnés graphiquement par autant de styles graphiques et de genres de narration – par moments on n’est pas bien loin d’un roman.
Bref, un très, très beau livre, plein de vie. Une œuvre d’une intensité et d’une sensibilité narrative rares. À la fois extrêmement ambitieux et parfaitement réussi!
Zep, des boutons, de l’actu et du cul
Zep fait sans aucun doute partie des très grandes stars internationales de la BD. Et alors que le Suisse était déjà dans le top 10 BD du Quotidien l’an dernier, avec son Happy Parents (Delcourt), il y prend cette année une part toute particulière en ayant sorti, comme Sfar, pas moins de trois albums dans l’année.
Au mois d’août, Zep a offert à son titre phare, Titeuf , un quatorzième album attendu par les fans depuis trois ans ( À la folie en 2012). Comme l’explique très bien son titre, Bienvenue en adolescence (Glénat), Zep fait grandir de manière subite son petit garçon espiègle à la houpette blonde. Finis la cour d’école primaire et le temps partagé entre ses deux prétendantes, Nadia et Ramatou, le voici plein de boutons avec des préoccupations pas encore d’adulte, mais plus vraiment d’enfant.
Mais ce n’est pas avec ce nouveau Titeuf que Zep a gagné sa place parmi les meilleurs auteurs de l’année. Soyons honnêtes, l’album est même un peu en dessous des précédents tomes de la série. Non, là où Zep a encore une fois montré tout son talent, c’est avec ses deux one shots : What a Wonderful World (Delcourt) où il pose son regard sans concession sur l’actualité aussi bien sociopolitique que personnelle, à travers son journal de bord quotidien extrêmement drôle, publié initialement sur le site du journal Le Monde ; et surtout avec son «vertige pornographique» dessiné par Vince, Esmera (Glénat). L’histoire d’une jeune fille qui change de sexe à chaque orgasme. Un récit riche et pertinent qui va bien au-delà d’une simple succession de scènes très explicites de relations sexuelles. Un livre rare!