Avec la parole de l’écrivain afro-américain James Baldwin, le réalisateur haïtien Raoul Peck signe I Am Not Your Negro. Un film-documentaire important.
Raoul Peck, réalisateur haïtien,a construit son film exclusivement à partir des mots de James Baldwin, écrivain noir et penseur majeur de la question raciale aux États-Unis.Il s’appuie d’abord sur un manuscrit de 1979 (Remember this House), projet de livre qui ne verra jamais le jour tissé autour de trois leaders de la lutte pour les droits civiques : Martin Luther King,Malcolm X et Medgar Evers. À partir de ce socle, il remonte aux sources de l’exclusion et de la violence, indissociables de l’identité américaine.
D’abord, un aveu : « J’ai mis dix ans à faire ce film. » Puis une précision : « Nous, les minorités, on n’a pas inventé le racisme, ce n’est pas à nous de faire tout le travail pour le déconstruire. Surtout que nous n’avons plus la patience de vous attendre. » Enfin, un avertissement : « Ce film, c’est une manière de dire : à partir de maintenant, je ne fais plus de cadeau. J’arrête d’être gentil. Soit vous avez le courage de regarder la vérité en face, cette réalité que vous avez créée, ou vous allez plonger… »
Ce film, c’est I Am Not Your Negro , mis en images par Raoul Peck. À 63 ans, ancien ministre de la Culture en Haïti (1995-97), le réalisateur travaille avec le bonheur tant pour le cinéma que pour la télévision. Au fil de ses 35 ans de carrière, il a acquis une belle réputation avec des documentaires puissants (dont Lumumba, la mort d’un prophète , 1990). En ce printemps, après une première diffusion à la télé (sur ARTE), arrive en salles son nouveau film-documentaire, consacré à l’écrivain américain James Baldwin (1924-1987).
Baldwin, «un mentor politique et moral»
« Depuis mon adolescence, Baldwin est un auteur qui ne m’a jamais quitté , confie le réalisateur. Il a été pour moi un mentor politique et moral. J’ai donné des centaines de ses livres à des amis, des parents… Il m’a très tôt aidé à mettre un nom sur les choses, à structurer ma pensée. » Et d’expliquer pourquoi il a ressenti le besoin de réaliser ce documentaire : « Je voulais confronter la parole de Baldwin au monde d’aujourd’hui, je pensais qu’elle avait quelque chose à nous dire. On revient aux fondamentaux avec lui, son analyse reste vraie. Et puis j’avais aussi remarqué que, depuis une dizaine d’années, beaucoup de gens s’étaient mis à copier Baldwin, avaient intérêt à le faire disparaître. C’était inacceptable pour moi. De là l’idée d’un projet fort, qui le remette à sa juste place… »
La question s’est vite posée : comment, à l’écran, évoquer, raconter James Baldwin? Pendant quatre ans, Raoul Peck réfléchit, tourne le problème dans tous les sens. Fiction? Documentaire? Mix des deux genres? Il rencontre la sœur de l’écrivain, « c’est le début d’une vraie amitié , se souvient-il. Elle m’a donné accès à tout. J’ai opéré un choix de textes, que je devais insérer dans une forme dramatique avec un début, un milieu et une fin. Mais il me manquait toujours un véritable fil narratif clair… »
Ce fil, Peck le trouve lorsque la sœur lui donne des notes, des lettres de Baldwin à son agent et un projet de livre sur trois personnalités du mouvement des droits civiques aux États-Unis : Medgar Evers, Martin Luther King, Malcolm X – tous assassinés avant 40 ans. Encore Peck : « J’ai compris que j’avais la porte d’entrée parfaite. Il ne restait plus qu’à reconstituer le livre en images. » Avec I Am Not Your Negro , le réalisateur a voulu retourner à ses racines, personnelles, artistiques. Il a voulu aussi une forme libre, un film non formaté pour « une expérience à part avec les mots, la forme, les images, la musique, l’humour, la poésie et le drame », dit-il.
Il poursuit : « Je voulais une forme libre pour qu’elle corresponde à une réalité brutale en termes de violence, de racisme, d’exploitation, d’abus, de massacres et d’injustices. » Ce film, de la plus haute importance, repose sur des images (recadrées) d’archives publiques et privées, des extraits de classiques hollywoodiens, de documentaires, d’interviews filmées, de programmes télé populaires, de débats télévisés ou publics et des images contemporaines. Et c’est ainsi que nous avons un film aussi frénétique que poétique…
Serge Bressan
I Am Not Your Negro, film-documentaire de Raoul Peck (France/États-Unis/Belgique/Suisse, 1h34)