Au Cercle Cité, on examine la «marque» Hitchcock à travers une exposition tirée de la collection personnelle de Paul Lesch, directeur du CNA. Un jeu de piste impressionnant et fascinant où la figure du cinéaste traverse tous les arts.
Quatre décennies après sa disparition, en 1980, à l’âge de 80 ans, Alfred Hitchcock est toujours l’un des auteurs les plus essentiels de l’histoire du cinéma et les plus étudiés. Tout a été dit, écrit et montré sur lui. Ou presque : le directeur du CNA, Paul Lesch, a conçu l’exposition «Hitchcock. The Brand», visible jusqu’au 10 avril au Cercle Cité, qui propose d’examiner la «marque» du cinéaste, autrement dit sa présence, à travers des œuvres et objets provenant tous de sa collection personnelle.
C’est le projet d’un vrai passionné, tombé dans le cinéma du maître du suspense «dès l’enfance, quand ses films étaient diffusés en première partie de soirée sur les chaînes belges ou françaises, souvent plusieurs soirs d’affilée», et que l’on regardait en famille, dit Paul Lesch. «Hitchcock m’a fait comprendre assez tôt que le cinéma était bien plus que des images qui défilent.»
Articles de journaux et de magazines, photos, couvertures de livres, disques, œuvres d’art… Avant d’être partout, Alfred Hitchcock résumait ses apparitions à ses propres films, à des fins pratiques. Dans The Lodger (1927), relecture de l’histoire de Jack l’Éventreur, qu’Hitchcock considérait comme son «vrai» premier film, on le voit à deux reprises. Puis, dans ses films suivants, le caméo devient un jeu, un «running gag» qu’il se plaît à élaborer pour divertir le public.
Dans Psycho (1960), on l’aperçoit devant la banque où travaille l’héroïne, coiffé d’un chapeau de cow-boy; dans North by Northwest (1959), Hitchcock rattrape un bus qui lui ferme la porte au nez et démarre; dans Lifeboat (1944), film qui se déroule entièrement dans un canot de sauvetage, il apparaît sur une page de journal, dans un encart publicitaire pour un programme d’amaigrissement (que lui-même suivait à l’époque)…
e cinéma d’Hitchcock étant un cinéma de l’image, du double, de ce qui est donné à voir et de ce que cela cache, ses apparitions sont aussi synonymes de signature, qu’il étendra bientôt aux affiches – dont son portrait est parfois le seul élément promotionnel – et aux bandes-annonces de ses films.
«On veut le côté macabre»
«Des années 1950 au début des années 1960, Hitchcock connaît son âge d’or», rappelle Paul Lesch, avec des films comme Strangers on a Train (1951), Rear Window (1955), la géniale mais sous-estimée comédie noire The Trouble with Harry (1955), The Man Who Knew Too Much (1956), les chefs-d’œuvre indiscutables Vertigo (1958), North by Northwest, Psycho, The Birds (1963) et Marnie (1964) et, bien sûr, la série Alfred Hitchcock Presents (1955-1965), dont chaque épisode était introduit par le maître «himself».
C’est ce qui explique, pour le directeur du CNA, que ce soit le Hitchcock de cette époque qui est le plus souvent représenté, et dont l’image a continué de perdurer dans le temps. «Il y a quand même de fameux portraits d’Hitchcock jeune, dont un d’Irving Penn (NDLR : qui a photographié Hitchcock en 1947). Je possède également un portrait photographié par Paul Harris (NDLR : en janvier 1979, un an avant sa mort), qui n’est pas dans l’exposition mais sur lequel Hitchcock semble déjà malade : il a les traits fatigués, a un double menton…»
Hitchcock m’a fait comprendre assez tôt que le cinéma était bien plus que des images qui défilent
Pour Paul Lesch, les photos les plus iconiques, les plus sérieuses aussi, ne sont pas le type de clichés qui résument le mieux le cinéaste. Il note : «Il existe énormément de photos où Hitchcock rit, où il pratique l’autodérision, mais, quand on regarde celles qui sont utilisées dans les livres ou les articles, même sur internet, ce ne sont pas celles qui sont utilisées : on veut le côté macabre, mystérieux et sérieux du personnage.»
À lui, donc, de rectifier le tir, et de présenter des photos, célèbres ou méconnues, où Hitchcock joue avec son image. On le voit en couverture de Life prendre la pose de Saint-François d’Assise, recouvert de corbeaux, ou en couverture de Vogue, un oiseau perché au bout de son cigare; on le découvre dans une hilarante mise en scène concoctée pour illustrer une nouvelle qu’il a écrite et publiée dans le Star Weekly Magazine, parodie d’Agatha Christie dans laquelle il joue dans tous les rôles – le cadavre, les sept suspects et l’inspecteur de police – sauf un : le tueur. On le voit encore plus loin, dans une chambre du Plaza Athénée, pendu au porte-manteau par sa cravate…
De la pub à l’art contemporain
L’exposition est, d’une certaine manière, à l’image d’Hitchcock : son visage et sa silhouette sont partout, mais on avance comme dans un jeu de piste où, une image après l’autre, le cinéaste apparaît toujours de façon originale, passe à travers de nombreuses métamorphoses, mais reste systématiquement reconnaissable.
C’est flagrant quand Hitchcock se prête au jeu de la publicité : sa notoriété sert les marques et les produits avec lesquelles il collabore, et en échange, il utilise ces campagnes pour promouvoir ses propres films. Pour ceux-ci, il fait même de la pub pour la pub. C’est après sa mort qu’Hitchcock devient une icône publicitaire, la silhouette se passant même du nom. En 1997, Apple l’appose à côté du fameux slogan «Think different»; la même année, Absolut la parodie pour promouvoir sa vodka.
Au Luxembourg, Alfred Hitchcock est la mascotte de la Cinémathèque, dont il hante les toilettes, selon une vidéo publicitaire, mais il a aussi, en 2020, été utilisé pour faire la pub du café Roude Léiw, ou quelques années plus tôt, pour l’apéritif Campari.
Il y a des pièces uniques dans la collection de Paul Lesch, qu’il se dit «très fier» de pouvoir montrer : la monographie d’Hitchcock écrite (et dédicacée à son nom) par Éric Rohmer et Claude Chabrol, la première édition du Hitchcock/Truffaut signée par Hitchcock, François Truffaut et la coautrice et traductrice Helen Scott, une rare lettre du réalisateur des Quatre Cents Coups à Hitchcock écrite dans un anglais approximatif…
La dernière pièce de l’exposition, dédiée à la présence d’Hitchcock dans les œuvres d’art après sa mort, présente la partie la plus récente de la collection de Paul Lesch. «Je vois davantage cela comme un investissement à long terme, dont mes enfants pourront profiter plus tard», dit-il. Des œuvres de Mr. Brainwash, Gerald Scarfe, Erik Bulatov, Murat Palta – qui a recréé une scène de Rear Window sur le modèle des miniatures ottomanes – ou encore l’artiste luxembourgeoise Tina Gillen, très inspirée par Hitchcock et son traitement de l’espace.
On adorera aussi l’affiche de The Birds réinventée par le peintre français Alain Bertrand – qui orne d’ordinaire le bureau du directeur du CNA –, montrant Hitchcock entouré des plus célèbres oiseaux de dessins animés, des pies bavardes Heckle et Jeckle à Donald Duck, en passant par Woody Woodpecker.
Bientôt le livre
La collection n’est évidemment pas montrée intégralement, mais on reste subjugué par la richesse de ce que présente l’exposition. Sur un mur, on découvre une reproduction en papier peint d’une photo de la «bibliothèque Hitchcock» de Paul Lesch. C’est là, explique-t-il, que tout a commencé. «Jeune, j’allais souvent à Paris avec mes parents. Quand mon père faisait les puces à Clignancourt, j’allais m’enfermer chez Contact ou Atmosphère, les librairies de l’époque, et je prenais les livres que je trouvais. J’ai dû arrêter au moment de mes études, mais j’ai repris plus tard, quand j’ai eu assez d’argent», abonde-t-il en riant.
La collection de livres de, sur, et liés à Hitchcock s’élève aujourd’hui à «plusieurs milliers». «J’ai commencé très tôt à collectionner les livres, mais il m’a fallu du temps avant d’avoir les moyens de me dire que je pouvais commencer à construire une vraie collection autour d’Hitchcock.»
À son tour, maintenant, d’enrichir la bibliothèque avec son propre ouvrage. Prévu pour mars 2022, c’est une plongée dans l’univers d’Hitchcock à travers sa collection personnelle. «J’ai écrit le livre en parallèle de la conception de l’exposition», explique Paul Lesch : un an de travail confiné pour un ambitieux double projet.
«Les textes du catalogue, qui sont aussi ceux que l’on peut lire sur les murs de l’exposition, sont ceux que j’ai écrits en premier. Pour le livre, je les ai largement développés.» La collection, elle, continuera de s’enrichir, à n’en pas douter, ne serait-ce que pour pallier le côté obsessionnel «propre aux auteurs sur Hitchcock» dont Paul Lesch s’amuse. «Après tout, l’obsession, c’est le thème hitchcockien par excellence!»
«Hitchcock. The Brand»,
jusqu’au 10 avril. Cercle Cité – Luxembourg.