Plusieurs stars de l’ « art brut » y ont éclos: le centre artistique de Gugging en Autriche, où travaillent depuis un demi-siècle des artistes souffrant de troubles mentaux, rend hommage à Jean Dubuffet, l’inventeur de ce concept qui révolutionna le monde de l’art.
En 1949, le plasticien français fait scandale en exposant à Paris une collection d’œuvres auxquelles personne jusque-là n’avait osé donner ce statut. De l’art spontané, vierge de toute référence et de tout académisme, « brut » en un mot. Parmi elles, des peintures s’imposent immédiatement comme des chefs-d’œuvres: elles sont de la main d’Adolf Wölfli et d’Aloïse Corbaz, deux pensionnaires d’établissements psychiatriques suisses.
« Jusque-là, les productions de ce type étaient au mieux considérées comme des curiosités, certainement pas comme des œuvres d’art », rappelle Johann Feilacher, directeur du Centre d’art brut de Gugging, près de Vienne.
L’institution, qui présente jusqu’au 2 juillet l’exposition originelle de Dubuffet, sur prêt de la Collection de l’art brut de Lausanne (Suisse), a depuis des décennies pris l’artiste au mot, devenant une véritable pépinière du genre.
Installé à la périphérie de la capitale autrichienne, dans un cadre verdoyant, le centre de Gugging offre un cadre de vie et de travail à une demi-douzaine d’artistes, dont les œuvres se vendent dans le monde entier. Il comprend également un musée et une galerie.
« Des artistes, pas des patients »
Depuis ses débuts il y a une cinquantaine d’années, « quelque 25 artistes reconnus sont issus de Gugging », relève M. Feilacher. Parmi eux, des stars comme August Walla (1936-2001), Oswald Tschirtner (1920-2007) et Johann Hauser (1926-1996), dont les oeuvres ont été collectionnées tant par Dubuffet que par David Bowie, et dont certaines se monnaient aujourd’hui plus de 100.000 euros.
« Avec le Créative growth art center d’Oakland (Californie), Gugging est un des rares endroits au monde d’où sont sortis autant d’artistes d’une telle puissance », souligne Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’art brut. Le secret ? « Un bon suivi sur le plan psychique et de bonnes conditions de travail », confie M. Feilacher, qui est également artiste et psychiatre.
Le centre de Gugging fut longtemps rattaché à un établissement psychiatrique, dont le directeur Leo Navratil détecta quasi fortuitement, dans les années 1950, les talents artistiques de certains pensionnaires, ce qui le conduisit à nouer une correspondance avec Dubuffet. La clinique a fermé il y a plusieurs années, mais « La maison des artistes » est restée et le centre de Gugging se veut aujourd’hui dégagé de toute dimension hospitalière.
« Pour nous, les pensionnaires sont avant tout des artistes avec des besoins particuliers, pas des patients », souligne M. Feilacher.
Dans un vaste atelier donnant sur les collines environnantes, Alfred Neumayr et Karl Vondal travaillent avec concentration. L’un crayonne méticuleusement des formes abstraites, l’autre pose des à-plats de couleur.
« Heureux de dessiner »
Arpentant la galerie adjacente, Johann Garber rayonne. A l’occasion de ses 70 ans, il présente une exposition de ses œuvres ainsi que de peintures qu’il a sélectionnées dans le fonds de l’institution. « J’aime partager mon art. Je suis heureux de dessiner. Ici, nous sommes de bons peintres et dessinateurs, et nous sommes contents d’avoir un lieu où nous pouvons vivre et dessiner », explique l’artiste, célèbre pour ses sculptures et ses tableaux fourmillant de détails.
À Gugging, les pensionnaires –15 au total, âgés de 23 à 81 ans– n’ont cependant pas tous le statut d’artistes, souligne M. Feilacher. « Ce qu’ils produisent doit être très particulier pour être reconnu comme de l’art. Certains se révèlent tardivement, d’autres jamais », confie-t-il. Une constante toutefois: « Tous ont un style propre, libre de toute influence. Par définition, un vrai artiste d’art brut ne peut suivre que sa propre ligne. Il ne peut d’ailleurs pas évoluer, il en est comme prisonnier ».
Si l’atelier de Gugging n’a plus de vocation médicale, il a tout de même des vertus thérapeutiques, relève M. Feilacher: « Pour nos artistes comme pour tout un chacun, le succès et le fait d’être intégré à un groupe et à la société fait du bien. » Comme d’usage dans la profession, les artistes touchent 50% du produit de la vente de leurs œuvres, l’autre moitié allant à la galerie, dont ils sont par ailleurs sociétaires.
Motif de satisfaction pour M. Feilacher comme pour Mme Lombardi: l’art brut est reconnu à part entière, hors de tout effet de niche. « L’art brut n’a rien de secret ni de romantique, il n’est ni meilleur ni moins bon que les autres formes d’art. L’important, c’est la qualité des œuvres, peu importe qui en est l’auteur », estime le spécialiste autrichien.
Des œuvres d’artistes de Gugging sont également présentées jusqu’au 11 juin à l’exposition « Psycho drawing » au musée Lentos de Linz (Autriche).
Le Quotidien / AFP