Les quatre garçons de Gilla Band reviennent avec un troisième album, Most Normal, qui déconstruit leur musique jusqu’à la moelle et la pousse à l’extrême.
Mieux vaut prévenir : Gilla Band peut heurter certaines oreilles, particulièrement les plus sensibles, avec sa musique incisive faite de bruits stridents, de bourdonnements et de cris. Mais le réduire à cela serait trop facile, surtout lui qui vient d’Irlande, terre ô combien fertile et imaginative ayant accouchée récemment de beaux phénomènes (Fontaines D.C., The Murder Capital et Just Mustard pour ne citer qu’eux). Toutefois, contrairement à ces derniers, son rock va bien plus loin, au point d’en perdre sa dénomination. Et tant mieux si le groupe ne sort pas de chansons «grand public» : ça lui donne toute la largesse d’expérimenter sans aucune pression extérieure. Most Normal en est le résultat.
De ces quatre jeunes garçons, qui annonçaient déjà la tendance du «revival» post-punk depuis 2011, on connaissait déjà la réputation et les déflagrations sonores, comme lors d’un concert donné aux Rotondes à l’été 2015, totalement habité et vigoureux. C’était sous un autre nom : Girl Band. En effet, l’année dernière, la formation (100 % masculine, précisons-le) a décidé de changer d’appellation, pensant que celle-ci puisse mal être interprétée.
Veine « bruitiste »
Musicalement, par contre, c’est d’une toute autre sensibilité : Gilla Band reste fidèle à la veine «bruitiste» qu’on savait, déjà ressentie dans deux albums saisissants, Holding Hands with Jamie (2015) et The Talkies (2019). Sauf qu’ici, il pousse les curseurs encore plus loin.
Most Normal, troisième album du quatuor en sept années, n’a rien de vraiment «normal». D’ailleurs, dès l’entame, The Gum donne le ton : d’abord un cliquetis industriel appuyé par une grosse caisse binaire, puis une guitare qui explose et se répand dans des distorsions hors de contrôle. Sans oublier toute une palette d’effets malsains et de cassures sonores.
Gilla Band continue, sur les onze morceaux qui suivent, de s’imposer comme un laborantin un peu fou qui, en studio, déconstruit sa musique jusqu’à la moelle, et la pousse jusqu’à l’extrême. Réalisation «maison» (par le bassiste Daniel Fox) avec un paquet de pédales et de processeurs, l’album surfe sur un courant électrique continu et montre les possibilités infinies du bruit.
Gilla Band sonne les cloches de l’Apocalypse. Qui a dit que c’était d’époque?
Un chef d’œuvre tourmenté et en transe que le groupe lui-même, sur Bandcamp, définit de la sorte : «Un spectre kaléidoscopique de bruits mis au service de chansons brisées, de montagnes russes truffées d’effets spéciaux et de moments nihilistes dansants». Une précision qui, clairement, se tient.
En effet, tout est fait pour saisir l’auditeur à la gorge : des hurlements qui lacèrent, des guitares qui crèvent le spectre sonore et une batterie entêtante, ramenant à la musique électronique et ses emprunts au rock industriel. Et bien sûr, ces phrases instrumentales qui se répètent, encore et encore, tout au long du disque, dans des états de dégradation plus ou moins avancés (de brutes à fantomatiques).
Une montagne de douleurs sous une bonne gueule
Mais pour ne pas se perdre dans une expérience trop avant-gardiste, Gilla Band s’accroche à la voix de son chanteur, Dara Kiely, dont la bonne gueule cache une montagne de douleurs. Dans ses psalmodies, il n’a jamais fait semblant, lui qui souffre de troubles psychologiques (angoisse et dépression) l’ayant obligé, dans la foulée de Holding Hands with Jamie, à mettre le groupe entre parenthèses pour se soigner – il en parle d’ailleurs dans Post Ryan, en fin d’album.
Entre cri et rage, et à travers une urgence punk, cet aboyeur en chef donne la cadence – irrespirable – de l’album. Ses slogans hilarants et dérangeants, ainsi que ses phrases répétées en boucle, donne à l’ensemble une étrange âme pop tordue. Reste au final, après un essorage complet et une fois le casque posé, cette sensation à fleur de peau de trouble dont on se défait difficilement. Gilla Band sonne avec vigueur les cloches de l’Apocalypse. Qui a dit que c’était d’époque?
Gilla Band, Most Normal. Sorti le 11 octobre. Label Rough Trade. Genre rock / noise