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Fremont : croquer la vie comme un biscuit


Fremont

de Babak Jalali

avec Anaita Wali Zada, Hilda Schmelling…

Genre drame / comédie

Durée 1 h 28

L’exil, surtout quand il est forcé, est toujours une situation difficile à vivre, cruelle, douloureuse. À ce titre, sa traduction au cinéma apporte le plus souvent des œuvres pleines de souffrance et de pathos, ce à quoi ne peut se résoudre Babak Jalali, réalisateur, lui-même parti, jeune, de son Iran natal pour l’Angleterre. Il y a consacré tout son travail, sujet central de ses trois premiers films – Frontier Blues (2009), Radio Dreams (2016) et Land (2018) – et du dernier, Fremont. Pour celui-ci, retenu en compétition à Sundance en 2023 et prix du jury au festival américain de Deauville, il a décidé de prendre à revers ce qu’il a pu voir jusque-là chez certain(e)s de ses confrères et consœurs. Non, ses personnages ne seront pas déshumanisés, réduits à une forme de misère ou de pitié. Eux aussi, peut-être même plus que d’autres, ont droit à leur part de rêve.

Un principe éthique porté par son héroïne, Donya. Anaita Wali Zada, qui l’incarne à l’écran (et dont c’est le premier rôle au cinéma), connaît bien l’histoire et les tourments du déracinement : jeune journaliste, elle a fui l’Afghanistan en catastrophe avec sa sœur après le retour des talibans, et a dû tout recommencer aux États-Unis. Son alter ego filmique suit (quasiment) la même trajectoire qu’elle : ancienne traductrice pour l’armée américaine, Donya a dû quitter Kaboul pour recommencer une nouvelle vie à Fremont (Californie), ville voisine de San Francisco où vit la plus grosse communauté d’Afghans d’Amérique du Nord. Bien que diplômée, le jour, elle bosse dans une petite fabrique de «fortune cookies» (biscuits dans lesquels est inséré un petit morceau de papier où l’on peut lire une prédiction ou une maxime), tenue par une famille de restaurateurs chinois. La nuit, insomniaque, elle chasse ses cauchemars.

Au sein de sa communauté, certains voient en elle une «traîtresse» pour sa collaboration passée avec l’ennemi américain. En dehors, le tableau n’est guère plus reluisant : elle est désespérément seule, sauf si l’on compte sa collègue, vieille fille qui vit avec sa mère, un voisin fumeur-philosophe et le gérant d’un petit boui-boui où elle a ses habitudes, qui ne quitte pas du regard sa série préférée. «Trop occupée» par sa vie sociale, lâche-t-elle ironiquement, elle va toutefois trouver le temps d’aller consulter un psychologique, un fan de Croc-Blanc tout aussi paumé qu’elle. Jusqu’à ce que son patron lui propose la tâche de rédiger elle-même les petits messages porte-bonheur contenus dans les biscuits. Sa nouvelle mission : faire rêver le client tout en étant «ni trop original, ni trop ordinaire» car, comme il le lui précise, «la vertu se tient au milieu». Elle décide alors d’en envoyer un particulier, comme une bouteille jetée à la mer, en lais­sant le des­tin agir…

Fremont, comme cela arrive encore, a toutes les qualités que l’on attend d’un film américain «indépendant». Dans le ton, à l’opposé des productions qui en mettent plein les yeux et les oreilles, il prend le pari de la concision, de la simplicité et de la modestie. Esthétiquement, le film, tourné dans un noir et blanc profond et élégant, rappelle l’univers d’Aki Kaurismäki et de Jim Jarmusch, deux références d’ailleurs revendiquées par le cinéaste. À cela s’ajoute le travail remarquable dans les prises de vues, conférant à chaque scène (aux plans régulièrement fixes) l’allure de tableaux géométriques. Enfin, le choix de filmer en format 4/3 (ou «carré») resserre le décor et laisse toute la place aux personnages (disons plutôt à l’humain). Leur sens de la mesure comme leur discrétion, et les silences qui en découlent, donnent alors à l’atmosphère un côté poétique, hors sol même, appuyé par les plaintes d’un trombone ou les glissements d’une guitare électrique.

Au premier plan, jetant à l’occasion un regard plein de malice à la caméra, Anaita Wali Zada incarne avec bonheur les espoirs du réalisateur : montrer une autre image, plus douce, plus bienveillante de l’immigration. Oui, elle ne sait peut-être pas où elle va, sur cette terre qui n’est pas la sienne, mais elle ne se laisse pas faire et compte bien y trouver sa place. En somme, être perdu n’est pas une fatalité, et parfois, il vaut mieux en rire, surtout quand on est entouré d’autres figures bancales pas trop à l’aise avec la vie. C’est toute la force du film : contrebalancer la mélancolie avec des moments loufoques et un humour pince-sans-rire. C’est vrai, souvent, les biscuits se trompent, comme lors de cette scène où, avec sa collègue, elles lisent, dans une moue désabusée, certains messages (du genre «votre talent artistique trouvera son chemin vers le succès»). Mais dans le lot, il y en a sûrement un qui visera juste. Il s’agit d’y croire. C’est là l’essentiel.

Votre talent artistique trouvera son chemin vers le succès

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